POST-SCRIPTUM BIOGRAPHIQUE À UN ENTRETIEN PHILOSOPHIQUE
Henry Corbin
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En relisant le texte de mon entretien avec Philippe Némo, j’ai l’impression que la plupart des questions essentielles qui ont occupé ma vie de chercheur, ont été abordées au moins allusivement. Il n’y manque pas de fissures, certes, par lesquelles auraient pu passer maints prolongements et explications non superflues. Mais alors l’entretien durerait peut-être encore…
Au nombre de ces fissures, il y a celles où auraient pu ou dû s’intercaler quelques précisions sans lesquelles les étapes de l’itinéraire spirituel, les phases de la « courbe de vie », n’apparaissent peut-être pas avec une clarté suffisante. J’ai fait allusion à ma formation originelle de philosophe. Qu’un jeune étudiant en philosophie rencontre la philosophie allemande, il n’y a là rien d’imprévu. Qu’il prenne le chemin de la philosophie islamique, en arabe et en persan, c’est déjà beaucoup plus inattendu. Qu’il conjugue les deux voies, le cas est cette fois assez rare. Comment ces rencontres ont-elles eu lieu ?
Personne ne s’étonnera qu’un étudiant en philosophie, ayant consciencieusement fait le tour des auteurs du programme de la licence, pût être avide d’explorer des continents nouveaux, ne figurant pas aux programmes. Parmi ces continents peu explorés, il y avait la philosophie médiévale, dont l’étude allait être complètement renouvelée par les recherches et les publications d’Etienne Gilson. Une aurore se levait sur ce continent oublié, dont la lueur suffisait à attirer un étudiant avide d’amplifier son aventure philosophique. C’est avec l’année 1923-1924, si mes souvenirs sont exacts, qu’Etienne Gilson commença son incomparable enseignement à la Section des Sciences Religieuses de l’Ecole pratique des Hautes-Etudes. En tout cas, c’est bien à partir de cette année-là que je fus son auditeur.
Je voudrais fixer une fois pour toutes le souvenir éblouissant que m’ont laissé les cours d’Etienne Gilson, que j’ai suivis alors pendant plusieurs années. Sa méthode ne consistait nullement à faire traduire quelques lignes de texte par un étudiant, à demander l’avis des autres, pour finalement en donner un commentaire quelconque. Loin de là ! C’était une époque où les étudiants venaient écouter le maître, non pas leurs camarades, parce qu’ils ne mettaient pas en doute que le maître en sût un peu plus qu’eux. Gilson lisait les textes latins, les traduisait lui-même et en faisait alors sortir tout le contenu, explicite ou latent, dans un commentaire magistral allant au fond des choses. Mon impression admirative fut telle que je résolus de le prendre pour modèle, et que beaucoup plus tard je tâchai de faire, pour la philosophie et la théologie islamiques, les cours que j’aurais voulu entendre à l’époque, mais que personne ne faisait. Parmi les textes abordés par Etienne Gilson, au cours de ces années fécondes, il y eut les textes traduits de l’arabe en latin par l’Ecole de Tolède, au XIIe siècle, et en tête de ces textes le célèbre livre d’Avicenne : Liber sextus Naturalium, auquel le commentaire de Gilson donnait une singulière ampleur. Ce fut mon premier contact avec la philosophie islamique. J’y décelai une connivence entre la cosmologie et l’angélologie, dont je me demandais s’il n’y aurait pas lieu de l’approfondir sous d’autres aspects, et je crois que ce souci angélologique ne m’a plus quitté tout au long de ma vie.
Mais en attendant, une première tâche se proposait comme inéluctable. Pour aller plus loin, il fallait aller voir soi-même dans les textes. Pour aller y voir soi-même, il fallait se mettre à l’étude de l’arabe. J’y fus d’ailleurs encouragé par Gilson lui-même. C’est pourquoi, dès la rentrée 1926-1927, tournant le dos à l’agrégation, je pris le chemin de l’Ecole Nationale des Langues Orientales. Celle-ci n’était pas du tout alors la grande « machine » qu’elle est devenue de nos jours. Le petit immeuble de la rue de Lille présentait l’état intime d’une Ecole, à peu près telle que l’avait laissée Silvestre de Sacy. Pour chaque langue, nous n’étions qu’une poignée d’étudiants, et avec mon collègue et ami Georges Vajda nous étions à peu près les seuls philosophes égarés dans le vénérable établissement. Ce fut cette entrée à l’Ecole des Langues Orientales qui prépara mon entrée à la Bibliothèque Nationale, où je fus appelé comme orientaliste dès novembre 1928. Et ce fut ce passage par la Bibliothèque Nationale qui devait déboucher paradoxalement sur mon échappée définitive vers l’Orient.
Cependant, exactement au cours de ces mêmes années, il y avait un autre enseignement capable de détourner un jeune et ardent philosophe de la voie commune des programmes éprouvés. C’était l’enseignement d’Emile Bréhier. Même à quelque cinquante ans de distance, on a l’impression que le rapprochement du nom des deux maîtres produit des étincelles. Emile Bréhier, plus ou moins héritier sur ce point des conceptions philosophiques de l’Aufklärung, professait qu’il n’y a pas de philosophie chrétienne. Toute l’œuvre d’Et. Gilson lui infligeait un démenti, et il nous était difficile de sortir d’un cours sur Duns Scot, Doctor subtilis, et d’accepter qu’il n’y ait pas de philosophie chrétienne. Mais comment convertir un rationaliste parfait à l’idée que les données des Livres saints puissent être le support de la méditation et de la recherche philosophiques ? Si on refuse cela, il n’y aura plus ni philosophie juive ni philosophie islamique. On ne sait même plus si Maître Eckhart et Jacob Boehme tiendront encore dans l’histoire de la philosophie allemande. Le paradoxe va un peu loin, mais il ne fait que traduire un de ces « modes d’être » dont nous disions dans l’entretien qui précède, qu’aucune force humaine extérieure ne peut espérer les faire céder.
Quoiqu’il en fût Emile Bréhier était alors plongé dans les Ennéades de Plotin, dont il préparait l’édition et la traduction. En 1922-1923 il avait professé à la Sorbonne un cours magistral sur Plotin et les Upanishads, et les cours des années suivantes en recueillaient les retombées. De nouveau posons la question : comment un jeune philosophe avide d’aventure métaphysique, aurait-il résisté à cet appel : approfondir les influences ou les traces de la philosophie indienne sur l’œuvre du fondateur du néoplatonisme ? Seulement pour cela il fallait « faire » du sanskrit. Mais on avait déjà décidé de « faire » de l’arabe. Comment concilier les deux ? Il fallait choisir l’un ou l’autre, c’est ce que conseillait impérativement chaque philologue ou linguiste consulté. Seulement, le philosophe a ses raisons que le philologue ne comprend pas toujours. Il incombait au philosophe d’opter, en cachette, bien entendu, pour la solution héroïque : commencer à la fois l’étude de l’arabe et celle du sanskrit. Ce fut une fameuse période d’ascétisme mental, je puis l’assurer. Elle ne put se prolonger au-delà de deux années. J’en ai gardé ce bénéfice que, s’il m’arrive de lire aujourd’hui un livre de philosophie indienne ou bouddhiste, les terme techniques sanskrits interpolés ne me sont pas tout à fait étrangers. Mais au bout de deux années, je devais rencontrer sur la voie de l’Orient la « borne signalétique » m’indiquant la direction décisive d’une chemin sans retour ; désormais ma voie passerait par les textes arabes et persans.
Il faut dire que le philosophe, devenu étudiant d’arabe égaré chez les linguistes, pensa périr d’inanition en n’ayant pour toute nourriture que grammaires et dictionnaires. Plus d’une fois, au souvenir des nourritures substantielles que dispensait la philosophie, il se demanda : que fais-je ici ? Où me suis-je égaré ? Il y avait cependant un refuge, où était d’ores et déjà dispensée la plus fine substance de la spiritualité islamique. Ce refuge s’appelait Louis Massignon qui, à partir de 1928, devait cumuler son enseignement au Collège de France avec la direction des études d’Islamisme, à la Section des Sciences Religieuses de notre Ecole desHautes-Etudes. Je ne pouvais alors pressentir que je serais appelé à lui succéder un jour à cette dernière chaire. Mais le contraste entre les cours méthodiques et rigoureux d’un Etienne Gilson et ceux d’un Louis Massignon était « fabuleux ». Certes, le maître distribuait bien au début de l’année un programme répartissant un thème général sur un certain nombre de leçons. Mais à quoi bon les programmes ! Il arrivait qu’une leçon commençât par quelques-unes de ces intuitions fulgurantes dont le grand mystique Massignon était prodigue. Et puis une parenthèse s’ouvrait, puis une autre, puis une autre… Finalement l’auditeur se retrouvait étourdi et égaré en plein démêlé du maître avec la politique britannique en Palestine…
Mais il n’y fallait y voir, et nous n’y voyions tous, qu’un aspect nécessaire de la passion dont brûlait Massignon. On n’échappait pas à son influence. Son âme de feu, sa pénétration intrépide dans les arcanes de la vie mystique en Islam, où nul n’avait encore pénétré de cette façon, la noblesse de ses indignations devant les lâchetés de ce monde, tout cela marquait inévitablement de son empreinte l’esprit de ses jeunes auditeurs. Certes, avec le long cours des années, il était impossible de ne pas s’apercevoir de certains côtés vulnérables, de quelques brèches. Sur le tard, il fut désolé quand ses amis ne purent le suivre dans ses options politiques. Mais cela n’altère en rien la vénération avec laquelle j’évoque le souvenir de Massignon. Certes, il réservait au philosophe des surprises, car sa formation originelle n’était nullement philosophique, d’où parfois quelques vacillements dans le vocabulaire, quand ce n’était pas dans certaines prises de position. J’ai connu certains jours un Massignon ultra-shî’ite, et je lui ai dû beaucoup sur ce point ; ses études sur Salmân Pâk, sur la Mobâhala, surFâtima, réservent encore des mines d’intuitions à explorer, en les conjuguant avec les résultats des recherches menées depuis lors. Mais à d’autres jours, je le trouvais vitupérant le shî’ismeet les shî’ites, dont les grands textes lui étaient d’ailleurs restés étrangers. Je prenais leur défense, en lui opposant que leur conception de l’Imâmat n’était nullement « charnelle », mais que le lien de famille terrestre entre les Imâms n’était que l’image de leur lien plérômatiqueéternel. Massignon s’étonnait alors de « mon » ultra-shî’isme. N’abordais-je pas une vaste étude des textes de gnose ismaélienne ? Mais il sut courageusement affirmer que l’Islam iranien avait délivré l’Islam de toute attache raciale, ethnique ou nationale, quoiqu’il m’avouât ne s’y être jamais tout à fait sentir « chez lui ». Aussi, lorsque je suivais tout simplement la ligne inscrite dans le projet délibéré et les œuvres de Sohravardî, « résurrecteur de la théosophie de la Lumière des sages de l’ancienne Perse », Massignon s’alarmait-il. Ne « mazdéanisez » pas trop, me recommandait-il. Que faire alors ? D’abord il ne fallait pas se tromper de jour quant au sujet que l’on abordait. Ensuite il ne fallait pas oublier pourquoi on était venu le voir, et tenir fermement en main le fil de l’entretien. Alors il y avait bien des chances pour que l’on en revînt comblé.
C’est ainsi que certain jour, ce fut, je crois, en l’année 1927-1928, je lui parlais des raisons qui m’avaient entraîné comme philosophe à l’étude de l’arabe, des questions que je me posais sur les rapports entre la philosophie et la mystique, de ce que je connaissais, par un assez pauvre résumé en allemand, d’un certain Sohravardî… Alors Massignon eut une inspiration du Ciel. Il avait rapporté d’un voyage en Iran une édition lithographiée de l’œuvre principale de Sohravardî, Hikmat al-Ishrâq : « La Théosophie orientale ». Avec les commentaires, cela formait un gros volume de plus de cinq cents pages. « Tenez, me dit-il, je crois qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous ». Ce quelque chose, ce fut la compagnie du jeune shaykh al-Ishrâq qui ne m’a plus quitté au cours de la vie. J’ai toujours été un platonicien (au sens large du mot, bien entendu) ; je crois que l’on naît platonicien, comme on peut naître athée, matérialiste, etc. Mystère insondable des choix préexistentiels. Le jeune platonicien que j’étais alors ne pouvait que prendre feu au contact de celui fut « l’Imâm des Platoniciens de Perse ». J’ai parlé tellement de lui dans mes livres, ou en publiant et traduisant ses œuvres, que je n’ajouterai rien ici, sinon pour marquer le trait décisif.
Car par ma rencontre avec Sohravardî, mon destin spirituel pour la traversée de ce monde était scellé. Ce platonisme s’exprimait dans les termes de l’angélologie zoroastrienne de l’ancienne Perse, illuminant la voie que je cherchais. Il n’y avait plus à rester écartelé entre le sanskrit et l’arabe. La Perse se trouvait là au centre, monde médian et médiateur, car la Perse, le vieil Iran, ce n’est pas seulement une nation ni un empire, c’est tout un univers spirituel, un foyer de l’histoire des religions. Ce monde était prêt à m’accueillir, et il m’accueillit. Dès lors le philosophe passait dans les rangs des Orientalistes. Il dira plus tard, instruit par une longue expérience, pourquoi il lui apparaît que ce sont désormais les philosophes, non pas les orientalistes, qui sont les seuls à même de prendre en charge la « philosophie orientale ».
La grande aventure commençait. Normalement, après la licence et le diplôme d’études supérieures de philosophie, il eût fallu suivre les cours d’agrégation. C’était la voie de la sagesse, sans imprévu, si normale qu’un vénérable professeur de la Sorbonne que je rencontrai occasionnellement chez des amis et que j’informai du cours de mes décisions, me demanda paternellement : « Mais avez-vous de la fortune personnelle ou du temps à perdre ? » Je n’avais, Dieu merci, ni l’un ni l’autre. Mais comment subir les cours et les perspectives de l’agrégation, lorsque l’on a en tête ce grand dessein : faire pour cette philosophie iranienne dont les grands noms apparaissaient à travers les commentateurs de Sohravardî, ce qu’Et. Gilson avait fait pour « ressusciter » la philosophie médiévale de l’Occident ? Un pari, peut-être, contre les aléas du Destin. Mais ce pari, je crois que le Ciel m’a accordé la faveur de le tenir et de le gagner.
Voilà en bref, pour la « carrière » du philosophe orientaliste, sa rencontre décisive avec la terre d’Iran « couleur du ciel », « patrie des philosophes et des poètes ». Mais l’entretien avec Philippe Némo s’intéressait avant tout à la rencontre en la même personne, du philosophe iranologue et du traducteur de Heidegger. Alors ce post-scriptum doit évoquer une autre rencontre, la rencontre avec la vieille Allemagne qui fut jadis, elle aussi, « patrie des philosophes et des poètes ». Deux rencontres, essentiellement complémentaires l’une de l’autre. Comment s’est produite cette dernière ?
Peut-être ne sommes-nous plus que quelques survivants parmi les amis du couple fraternel, étonnant, inimitable, des frères Baruzi : Joseph, l’aîné, auteur de La Volonté de métamorphose, du Rêve d’un siècle, le musicologue livrant régulièrement à la revue Le Ménestrel des articles d’une profonde pensée musicale. Jean, le cadet, qui passa vingt ans à produire son énorme thèse sur Saint Jean de la Croix, laquelle eut ses admirateurs et ses critiques. Jean Baruzi qui suppléa Alfred Loisy au Collège de France, avant d’y devenir lui-même titulaire de la chaire d’Histoire des religions. Ses cours étaient suivis avec une fidélité passionnée par une pléiade d’étudiants, comptant parmi eux un bon nombre d’élèves de la Faculté de théologie protestante de l’époque. C’est lui qui nous révéla la théologie du jeune Luther, qui était alors à l’ordre du jour des recherches théologiques en Allemagne : puis, à la suite, les grands spirituels du protestantisme : Sebastian Franck, Caspar Schwenkfeld, Valentin Weigel, Johann Arndt, etc. Le maître ne dissimulait aucune des difficultés que rencontrait son exposé de première main, mais un flot de vie spirituelle les emportait toutes. C’était tout neuf, captivant. Je commençai à percevoir certaines consonances, comme l’appel d’un carillon lointain conviant à explorer les régions que couvre ce que je devais appeler plus tard « le phénomène du Livre saint ». C’était la voie de l’herméneutique qui déjà s’ouvrait dans les brumes matinales. Si j’avais résolu en entendant Avicenne interprété par Et. Gilson, d’aller y voir moi-même en me mettant à l’étude de l’arabe, il était impossible d’entendre la voie des Spirituels interprétés par Jean Baruzi, sans prendre la décision d’aller voir sur place. Ce fut Jean Baruzi qui me montra le chemin de l’Allemagne des philosophes et des « grands individus » de la spiritualité mystique. Ma première étape fut Marburg.
C’est ainsi que l’Iran et l’Allemagne furent les points de repère géographique d’une Quête qui se poursuivait en fait dans les régions spirituelles qui ne sont point sur nos cartes. Je les rappelle ici, à l’appui de ce que je disais au début de mon entretien avec Philippe Némo. Le philosophe poursuit sa Quête en répondant en toute liberté à l’inspiration de l’Esprit. Mes amis iraniens savent fort bien que je ne puis isoler mon amitié pour Sohravardî et les siens, de mon amitié pour un Jacob Boehme et son Ecole. Je crois que c’est l’union de ce qu’ils symbolisent, qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui.
Le cercle d’amis groupés autour des inséparables frères Baruzi était lui-même une invite à tenter les aventures de l’Esprit. Par leur immense culture, leur sens des valeurs les plus délicates, les plus subtiles, de l’art et de la vie, les deux frères étaient les témoins d’un autre siècle, éminemment représentatifs d’une Europe et d’une société européennes, disparues avec la première et la seconde guerre mondiale, et que nous n’avons pas réussi à refaire, fût-ce de loin, tant est obstinée et profonde l’emprise des démons et des possédés qu’a prophétisés Dostoïevsky. Il y avait chez eux, place Victor Hugo, des réunions fréquentes, outre les séances de « séminaire » que Jean Baruzi tenait chez lui et qui se prolongeaient fort tard dans la soirée. On rencontrait au nombre des participants toutes sortes de personnalités européennes inattendues. La présence de nos camarades allemands était toujours importante. Jean Baruzidonnait aux entretiens la tournure qu’ils auraient eue, s’ils s’étaient tenus dans le Weimar de Goethe. Il fut par excellence le professeur qui abolissait toute distance officielle entre le maître et l’étudiant. Seule subsistait celle de l’amitié déférente, une amitié qui allait grandissant d’année en année. Ceux qui, comme moi-même, ont eu le privilège de connaître ce genre de rapports grâce auquel le maître communique son savoir infiniment mieux que dans n’importe quel cours, sont stupéfaits de nos jours, lorsqu’ils entendent des étudiants se plaindre du lointain inaccessible de leurs maîtres. Ils mesurent la triste mutation des temps. Marburg an der Lahn ! Jean Baruzi sut d’autant mieux me guider vers ce haut lieu, qu’il m’y avait précédé et y avait noué amitié avec Rudolf Otto, avec Friedrich Heiler. Comment dire l’éblouissement d’un jeune philosophe débarquant à Marburg au début de juillet 1930 ? L’enchantement des lieux, de cette « colline inspirée » ne vivant que par et pour l’Université, les magnifiques forêts alentour… J’y restai plus d’un mois. Ma première visite fut pour Rudolf Otto, qui était alors déjà emeritus, mais dont la présence n’en était pas moins toujours active, tant il restait une haute figure de l’Allemagne protestante libérale. Ses livres sur « le Sacré », sur « la mystique d’Orient et d’Occident », sa profonde connaissance des Ecoles philosophiques et religieuses de l’Inde était impressionnante, et plus impressionnante encore la simplicité avec laquelle cet éminent savant s’entretenait, en un français admirablement classique, avec un débutant comme avec un jeune collègue, parce que celui-ci était arabisant.
Deux coïncidences que je veux noter. La première fut que pendant mon séjour à Marburg il y eut la venue de Rabindranath Tagore. Je n’oublierai jamais la beauté diaphane du vénérable visage des deux Anciens, Rabindranath Tagore et Rudolf Otto siégant côte à côte sur l’estrade de l’Aula Magna de l’Université de Marburg. Seconde coïncidence : c’est exactement à cette époque que Olga Fröbe-Kapteyn vint à Marburg s’entretenir longuement avec Rudolf Otto d’un projet auquel celui-ci donna sa forme et son sens. Ce projet ayant pris forme, ce fut la naissance du cercle Eranos, à Ascona, dont je rappellerai plus loin quel fut son rôle dans ma vie de chercheur. Plus d’une fois nous avons évoqué avec Olga quelle avait été notre émotion respective, en appuyant sur la sonnette de la résidence de Rudolf Otto.
Il y avait à Marburg, chez les étudiants que je connus alors, une vie philosophique et théologique intense. Je n’insisterai pas trop sur certains côtés ; il me faudrait évoquer l’agitation que commençait à provoquer la théologie de Rudolf Bultmann. Mais il y avait Friedrich Heiler, nommé ci-dessus, professeur à la Faculté de théologie. Figure douloureuse, auteur d’un grand livre sur la prière, aspirant à la formation d’un christianisme sans attache confessionnelle. Il y avait mon regretté ami Albert-Marie Schmidt, qui était alors lecteur de français. Chose étrange, c’est lui qui me fit cadeau de la traduction française du premier livre de Swedenborg (Du ciel et de l’Enfer) que je connus. Au fond, Swedenborg faisait un peu peur à ce pieux calviniste, et sans doute jugeait-il qu’en me le transmettant ce livre serait dans de meilleures mains que les siennes. Il reste que ce fut à Marburg que je me plongeai pour la première fois, avec émerveillement, dans la lecture de Swedenborg, dont l’œuvre immense allait ainsi m’accompagner tout au long de ma vie. Mieux encore, elle fut le premier lien de mon amitié avec Ernst Benz, qui devint ensuite professeur à la Faculté de théologie de Marburg. Il est lui-même un éminent spécialiste des études swedenborgiennes, et c’est àEranos que nous fîmes connaissance, il y a maintenant vingt-huit ans, comme si de Marburg à Eranos il y avait une voie permanente.
Autre paradoxe. C’est par le professeur Theodor Siegfried, qui avait été habilité par Rudolf Otto, que j’entendis parler pour la première fois de Karl Barth. Il me remit même un exemplaire du compact commentaire sur l’Epître aux Romains. Bien que Siegfried m’eût mis en garde contre le formalisme pur auquel se condamnait la « théologie dialectique », je me plongeai avec ardeur dans la lecture de ce livre, où je pressentais un tas de choses à formuler pour la première fois. Les conséquences allaient s’en prolonger pendant plusieurs années. Heidegger avait déjà quitté l’Université de Marburg pour celle de Freiburg, mais il y avait en philosophie deux éminents privatdozent : Karl Löwith, avec qui j’eus de grands entretiens sur Hamann et les courants qui se rattachent à son œuvre, - et Gerhard Krüger, expert en phénoménologie, au séminaire duquel je pressentis tous les problèmes qui étaient à l’ordre du jour en Allemagne. Quand je quittai Marburg, pour me rendre en pèlerinage à Weimar, puis Eisenach et à la Wartburg, j’eus l’impression que toute mon éducation philosophique était à reprendre. C’était à la fois enthousiasmant et écrasant.
Ce premier contact avec la philosophie allemande m’entraîna à des séjours répétés en Allemagne, entre les années 1931 et 1936. J’évoquerai, non sans émotion, en songeant à tous les disparus (dont Landsberg et tant d’autres), un séjour à Bonn au printemps 1932. Il y avait là, bien entendu, Karl Barth et la puissante cohorte de ses élèves et adeptes. Les discussions théologiques allaient bon train, d’autant plus que l’on pressentait la catastrophe prochaine. C’est à cette époque que je traduisis un opuscule de Karl Barth : Die Not der evangelischenKirche (La détresse de l’Eglise protestante, mais on donna finalement comme titre, sur l’avis de Pierre Maury : Misère et Grandeur de l’Eglise évangélique). Parmi les collègues de Karl Barth, il y avait Fritz Lieb, figure touchante dans son amour mystique pour la Russie orthodoxe, amour si illimité qu’il semblait ne s’être jamais aperçu que la Sainte Russie orthodoxe était pour le moment… remontée au ciel. Notre lien fut notre amitié commune avec Nicolas Berdiaev, envers qui j’ai eu occasion de dire ailleurs ma dette spirituelle. Nous noustrouvâmes ensemble, Fritz Lieb et moi-même, chez Nicolas Berdiaev, menant tous trois un entretien eschatologique, certain soir dramatique du printemps 1939. J’ai cité ici Fritz Liebcomme un cas représentatif : il était à la fois adepte de Karl Barth et amoureux de Weigel, de Paracelse, de la sophiologie du P. Serge Boulgakov. Plus d’une fois je lui demandai : « Comment conciliez-vous ceci et cela ? mon cher Lieb – Oh ! c’est difficile, c’est difficile », me répondait-il. Et il avait les larmes aux yeux.
Il me faudrait évoquer deux séjours à Hambourg où enseignait Ernst Cassirer, le philosophe des formes symboliques, qui élargit ma voie vers ce que je cherchais et pressentais encore obscurément, et qui devait devenir plus tard toute ma philosophie du mundus imaginalis, dont je dois le nom à nos Platoniciens de Perse. Cassirer connaissait fort bien les Platoniciens de Cambridge et me révélait ainsi d’autres membres de ma famille spirituelle. Il y avait aussi l’institut Warburg, avec toutes les ressources de sa bibliothèque. C’est au printemps 1934 que je fis ma première visite à Heidegger, à Freiburg. Nous esquissâmes alors le plan du recueil d’opuscules et d’extraits que je traduirais en les réunissant sous le titre : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » Il fallait bien commencer par un projet limité. Puis la libéralité de Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale, m’accorda un détachement qui me permit de passer l’année universitaire 1935-1936 à Berlin, à notreFranzösiches Akademikerhaus, dont le directeur était mon ami Henri Jourdan que j’avais connu comme lecteur à l’Université de Bonn. En juillet 1936 nous fîmes, ma femme et moi-même, un séjour à Freiburg, où je pus soumettre quelques difficultés de traduction à Heidegger. Mais il me faisait entièrement confiance, approuvait tous mes néologismes français et me laissait une responsabilité un peu lourde. J’ai évoqué ce séjour dans l’entretien ci-dessus.
Mes expériences germaniques avaient élargi le cercle de mes amitiés à Paris. Je voudrais dire tout ce que fut pour moi l’amitié d’Alexandre Koyré, une des plus belles intelligences que j’ai connues. Il fut en premier lieu célèbre pour son monumental ouvrage sur Jacob Boehme, puis par tout un ensemble de publications sur l’histoire des sciences, sur la révolution astronomique. A cause de l’ouvrage sur Boehme et d’autres publications sur les Spirituels que Jean Baruzi étudiait d’autre part, beaucoup s’imaginaient qu’Alexandre Koyré était lui-même un grand théosophe mystique. Mais ce fut un homme d’une pudeur et d’une discrétion totales, concernant ses convictions intimes. Souvent une boutade laissait croire à un agnosticisme, voire à un nihilisme désespéré. En fait, notre ami Koyré a emporté son secret avec lui. Je le dis non sans émotion, car je fus le dernier de ses collègues des Hautes-Etudes à lui serrer la main, à la clinique, la veille de son décès.
Ce que je veux dire en hommage à son souvenir, c’est qu’il était d’une manière sans doute différente de Jean Baruzi, l’ami, le compagnon de ses élèves et de ses auditeurs de l’Ecole des Hautes-Etudes. La plupart des cours s’achevait au d’Harcourt, le café historique et confortable au coin de la place de la Sorbonne et du boulevard Saint Michel. Qui nous rendra le d’Harcourt que je retrouvai, au lendemain de la guerre, transformé en une librairie édifiante et qui est maintenant devenu un magasin de confections et de chaussures ! C’est au d’Harcourt que s’élabora une partie de la philosophie française de l’époque. Hegel et le renouveau des études hégéliennes y occupaient une grande place. Autour de Koyré, il y avait AlexandreKojève (Kojevnikov), Raymond Queneau, moi-même, des philosophes comme Fritz Heinemann, maints de nos collègues isréalites ayant choisi l’exil et dont les récits navrants nous informaient du cours des choses en Allemagne. Le ton montait parfois très haut. Kojèveet Heinemann étaient en complet et total désaccord sur l’interprétation de la phénoménologie de l’Esprit. Les confrontations entre la phénoménologie de Husserl et celle de Heidegger revenaient fréquemment. Puis nous provoquions Queneau : comment s’y prenait-il pour écrire un roman ? Faisait-il un plan ? Laissait-il courir les choses ? Je ne puis ici mentionner chaque nom que j’ai dans la mémoire, mais je ne puis omettre d’évoquer tout spécialement la figure du vieil ami Bernard Groethuysen, notre incomparable Socrate, figure centrale des inoubliables soirées qu’Alexandre Koyré et son épouse donnaient dans leur petit appartement de la rue de Navarre. L’humour de Groethuysen semblait dominer les vicissitudes du temps et nos soucis. C’est lui qui inaugura l’« anthropologie philosophique » (son grand ouvrage qui porte ce titre est resté inachevé), et c’est grâce à sa ténacité que put paraître ma traduction de Heidegger, car celui-ci, philosophe « inconnu », intéressait médiocrement les éditeurs.
Au cours des soirées de la rue de Navarre, le plan du prochain volume des Recherchesphilosophiques occupait toujours une grande place. Nous n’avons plus rien d’équivalent de nos jours. Le courageux éditeur Boivin porta tout le poids des six gros volumes annuels de quelque cinq cents pages, qui ont été pour un grand nombre d’entre nous un précieux laboratoire. Si le chercheur de nos jours s’y reporte, il constatera que rarement fut réunie une telle pléiade de philosophes, et abordés tant de sujets nouveaux parmi lesquels la phénoménologie occupait, bien entendu, une grande place.
La phénoménologie était aussi le plus souvent au centre des entretiens qui occupaient de longues soirées chez Gabriel Marcel. Il y avait là les philosophes Le Senne, Louis Lavelle, aussi agréable à entendre que pénible à lire, et puis, comme autour de Koyré, maints collègues israélites ayant fui l’Allemagne. « Jaspers et Heidegger » : autre sujet de confrontation dont les imprévus amenaient la même fréquente exclamation. « Cela me semble très grave… C’est très grave », entendions-nous répéter le cher Gabriel Marcel sur les hautes notes pointues de la gamme. Et ces gravités accumulées pesaient de plus en plus lourd sur nos cogitations.
Il y avait aussi le groupe des nouveaux théologiens protestants, qui avaient établi leur quartier-général dans les locaux des Editions « Je sers », sises à l’époque rue du Four. Bien entendu, dans un pays comme le nôtre, l’audience était forcément limitée, mais enfin nous tâchions de répondre à l’impératif de notre conviction intime. Nous menions tout notre espoir en Karl Barth pour un renouveau de la théologie protestante. En 1931-1932, nous avions fondé (Denis de Rougemont, Roland de Pury, Albert-Marie Schmidt, Roger Jezequel et moi-même) une petite revue intitulée Hic et Nunc, et nous y allions avec cette brutalité juvénile qui consterne les aînés non moins que les jeunes, lorsqu’à leur tour ces derniers sont devenus les aînés à qui la vie a appris un certain nombre de choses. Nous partagions la conviction de Keyserling déclarant : « Karl Barth et ses amis tiennent dans leurs mains l’avenir du protestantisme. » Hélas ! nos illusions sont retombées de très haut, et si le cher Rudolf Otto avait été encore là, il aurait pu, en me prenant par la main pour me reconduire à Schleiermacher, me dire : « Ne vous l’avais-je pas prédit ? »
Rapidement d’ailleurs je ne fus plus à l’aise dans le « barthisme » et la théologie dialectique. Nous nous donnions comme ascendance spirituelle Kierkegaard et Dostoïevsky. C’était bien, mais cela ne suffisait pas pour bousculer la philosophie comme y avaient tendance mes amis. Déjà Sohravardî m’avait fait signe, m’avertissant que, puisque cette « bousculade » s’opérait aux dépens d’une philosophie qui ne méritait plus ce nom, il y avait lieu de retrouver l’accès à la Sophia d’une autre philosophie. Il est très difficile de mesurer la responsabilité d’un homme et d’une œuvre à l’égard de ce qui lui a succédé. Mais enfin il est impossible de ne pas constater l’écart entre le commentaire du Römerbrief, aux étincelles prophétiques, et la lourde, la colossale Dogmatique que composa le Karl Barth de la maturité. Une nouvelle « dogmatique » ? Non vraiment, ce n’est pas cela que nous avions attendu et espéré ; alors nous semblions rester en arrière des « barthiens » de la dernière heure. J’avais communiqué à Karl Barth ma première publication d’orientaliste : l’édition et la traduction du Bruissement des ailes de Gabriel de Sohravardî. Il le lut et m’en parla plus tard avec un bon sourire bienveillant, prononçant les mots de « théologie naturelle ». Cela n’allait pas plus loin. J’étais consterné. Je lui écrivis à ce sujet (peut-être est-ce ma lettre de 1936 conservée dans le « Barth-Archiv » à Bâle). Entre temps il y eut le mémorable passage de Karl Barth à Paris (1934). J’eus l’occasion de lui parler de mon intérêt pour les « théologiens spéculatifs » du début du XIXe siècle , ceux que l’on a appelés les hégéliens de droite et qui lisaient Hegel de la même manière qu’ils lisaient Maître Eckhart. Je nommais entre autres Philipe Marheineke, auquel je m’intéressais tout particulièrement. Je vois encore l’étonnement émerveillé de Karl Barth, j’entends encore sa voix : « Vous avez lu Marheineke, M. Corbin ? ». Je décelai chez lui une discrète sympathie, restée pour moi difficilement explicable, pour ce théologien « spéculatif » injustement mais complètement oublié, bien qu’il pourrait redevenir quelque jour très actuel. Cette sympathie resta le secret de Karl Barth, nous laissant finalement devant une « hauteur béante » entre sa « théologie dialectique » et cette théologie hégélienne de droite, si vigoureusement dressée contre le rationalisme, tandis que la routine de nos traductions a fait de la raison l’équivalent de Vernunft, bien que le mot nous réfère au grec Noûs. Tout le climat hégélien et post-hégélien changerait, si nous en tenions compte.
Pour le moment, je me trouvais devant une première constatation ruineuse. La « science des religions » avait été en grande partie l’œuvre de théologiens protestants. Or, la théologie de Karl Barth professait le plus profond dédain pour toute science et histoire des religions. Elle opposait naïvement les religions comme un effort de l’homme, tandis que le christianisme était la descente et l’initiative de Dieu vers l’homme, si bien que pour cette raison le christianisme ne devait pas même être compris comme une « religion ». Rien de très original là même, puisque quelque chose comme cela avait été dit en Islam, bien avant Karl Barth. A celui-ci comme aux théologiens légalitaires de l’Islam, une même réponse : celle d’Ibn ’Arabî et de son école. La théologie dialectique barthienne optant délibérément pour une complète ignorance de la res religiosa, s’avérait impuissante à entrevoir la tâche de cette « théologie générale des religions » dont l’urgence se fait de plus en plus sentir. Elle restait en arrière du vaste horizon du cycle de la religion prophétique, telle que se la représente la gnose shî’ite, nommément un Haydar Amolî (XIVe s.). Là où nous avions entrevu avec un Keyserling la promesse d’un nouvel avenir, nous avons vu surgir en fait une « théologie de la mort de Dieu », puis « une théologie de la révolution », puis une « théologie de la mort de Dieu », puis une « théologie de la révolution », puis une « théologie de la lutte des classes » identifiant avec celle-ci le message évangélique. Même aux heures les plus noires qui précédèrent la seconde guerre mondiale, personne n’aurait osé imaginer une telle débâcle.
Peut-être aurais-je été moi-même entraîné dans cette débâcle, si entre temps, par un de ces décrets qui sont pris dans l’Invisible par les Invisibles, je n’avais été mis à part, dans une complète solitude philosophique et théologique, laquelle permit à une philosophie et à une théologie tout autre de prendre corps en moi-même. Il y a quelque chose qui est resté ignoré au cours des siècles de toutes nos dogmatiques et confessions de foi. C’est la solidarité intime, secrète entre l’ « ésotérique » des « religions du Livre » telle que, si le christianisme dévasté a succombé aux périls de l’Histoire, en revanche un long pèlerinage à travers l’une de ces « religions du Livre », nommément la gnose shî’ite sous ses deux formes (imâmite duodécimaine et ismaélienne) vous reconduit à redécouvrir un christianisme dont la place est permanente dans le cycle de la religion prophétique, mais qui diffère tellement des formes officielles du christianisme de l’Histoire, que l’on a quelque peine à se faire comprendre du profane. Alors j’aborde maintenant les longues années de pèlerinage qui me tinrent éloigné de l’Europe, tandis que s’accomplissait le cours tragique de son histoire.
Bien entendu, ce n’est pas au développement extérieur de cette histoire, telle qu’on pouvait la vivre sur cette plaque tournante que fut Istanbul au cours des années noires, que j’ai à me référer ici. C’est la seule histoire du Malakût que j’ai à évoquer. Au printemps 1939, j’avais été chargé d’une mission tendant à recueillir en photocopies tous les manuscrits deSohravardî épars dans les bibliothèques d’Istanbul, en vue d’une édition critique de ses œuvres en arabe et en persan. Le délai fixé pour l’accomplissement de cette mission commençait au 1er septembre 1939. A cette date, l’objectif en apparaissait bien fragile parmi les événements déchaînés. Pourtant, après bien des pourparlers, nous partîmes pour Istanbul, le 30 octobre 1939, ma femme et moi-même, accompagnés des paternelles inquiétudes de Julien Cain. La mission était en principe de trois mois. Elle dura six ans, jusqu’en septembre 1945. Au cours de ces années, pendant lesquelles je fus le veilleur du petit Institut français d’archéologie mis en veilleuse, j’appris les vertus inestimables du Silence, de ce que les initiés appellent la « discipline de l’arcane » (en persan ketmân). L’une des vertus de ce Silence fut de me mettre seul à seul en compagnie de mon shaykh invisible, Shihâboddîn Yahyâ Sohravardî, mort en martyr en 1191, à l’âge de trente-six ans, l’âge que j’avais moi-même alors. A longueur de jour et de nuit, je traduisis de l’arabe, en ne prenant pour guides que les commentateurs et les continuateurs de Sohravardî, et échappant par conséquent à l’influence extérieure de tout courant ou Ecole philosophique ou théologique de nos jours. Au bout de ces années de retraite, j’étais devenu un Ishrâqî, et l’impression du premier tome des œuvres de Sohravardî était presque achevée. Certes, je n’avais guère l’occasion d’en parler autour de moi, sinon avec des amis turcs d’origine bektashi, par exemple. Le personnage de Yahya Kemal reste inoubliable.
Mais Istanbul, c’était Byzance, Constantinople. De même que le Temple de Salomon était le centre de Jérusalem, le temple de Sainte-Sophie était le centre de la seconde Rome. Au cours des années précédentes le savant américain Whitemore avait consacré tous ses efforts à la restauration des mosaïques. Visiter Sainte-Sophie en compagnie de Whitemore était à la fois un privilège, une aventure et un pèlerinage. Il était chez lui, le gardien du Temple, et il vous faisait les honneurs de la maison, stationnant longuement avec vous devant l’éclat de la lumière intérieure des mosaïques, merveilleusement libérée. Il fallait être en sa compagnie pour qu’il vous rendît attentif à un dessin tardif, porté en haut de la paroi ouest intérieure et qui « chiffre » le secret du Temple de la Sophia. Le dessin présente une petite coupole à laquelle on accède par sept degrés. Evocation du Temple de la Sagesse aux sept piliers (Prov. 9/1). « Dis à Sophia : tu est ma sœur ! Et appelle l’Intelligence ton amie » (Prov. 7/4). Unishrâqî est spontanément un sophiologue. Le Temple de Sainte-Sophie fut pour moi le temple du Graal, du moins une exemplification de son archétype pressenti par maints chercheurs en gnose. Il y avait dans une vaste pièce qui aurait pu être jadis la sacristie, un précieux fonds de manuscrits arabes et persans. J’y allais souvent travailler, et en traversant le Temple je fredonnais tout doucement les thèmes du Graal et de la Cène mystique du Parsifal de Wagner. Cette présence d’une chevalerie sophianique invisible, connue également des Platoniciens de Perse, ne m’a plus quitté. On trouvera l’indice de ce qu’elle m’inspira, dans mes recherches et projets les plus récents.
Cependant je ne pouvais revenir en France sans m’être rendu dans mon pays d’élection, mon foyer d’élection, puisqu’il était la patrie de Sohravardî, mon shaykh invisible. Dès le mois d’août 1944, j’avais reçu un ordre de mission pour la Perse de ce qui était encore le « gouvernement d’Alger ». Comme il me fallait attendre que quelqu’un me relayât à notre Institut d’archéologie d’Istanbul, je dus attendre jusqu’en 1945 pour remplir cette mission. Dans ce cas encore, elle était pour trois mois, mais voici plus de trente ans qu’elle se prolonge. A l’époque le voyage d’Istanbul à Téhéran était aussi une aventure. Il y avait le chemin de fer « stratégique » jusqu’à Bagdad, où l’on descendait sur le ballast. Puis la voiture de Bagdad à Téhéran, à travers la chaîne de montagnes du Zagreus. Voyage épuisant mais exaltant. Le Téhéran qui nous accueillit, le 14 septembre 1945, n’avait que peu de choses en commun, avec le Téhéran d’aujourd’hui. Les dimensions de la ville étaient celles d’une de nos préfectures, et il y avait quelque huit cent mille habitants. Aujourd’hui la surface de la ville a plus que décuplé. Ce qui était au nord est passé au sud. Ce qui était encore le désert est maintenant une ville immense quadrillée de magnifiques boulevards plantés d’arbres, et il y a plus de trois millions d’habitants. Les petites doroshki (fiacres à un cheval) suffisaient au trafic. Aujourd’hui le trafic, avec plus d’un million de voitures, est devenu infernal et défie toutes prévisions chronologiques. Tout cela, avec la formation d’une classe moyenne encore inexistante alors, n’est que le symptôme de la prodigieuse mutation vécue par l’Iran au cours d’une seule génération. Ce fut passionnant d’en être le témoin, mais ici encore ce ne sont pas les faits extérieurs que j’ai à évoquer.
Ce qui était le but de ma mission, comment je m’appliquai à mettre en œuvre « les longs projets et les vastes pensers », j’ai eu occasion de le dire dans un petit texte intitulé De la Bibliothèque Nationale à la Bibliothèque Iranienne1, qui est reproduit dans ce cahier même. Je n’ai donc pas à me répéter ici. Je n’aurai qu’à évoquer le chaleureux accueil fait à mes projets par mes amis iraniens, accueil qui fut d’un grand poids auprès des autorités françaises en faveur de la création d’un « Département d’Iranologie », annexé au nouvel Institut français, créé par la direction française des Relations culturelles, et qui fut inaugurée à Téhéran lors de la rentrée 1947.
Le moment était venu de mettre en œuvre le projet qui avait germé dans mon esprit à la suite des cours d’Etienne Gilson. La tâche immédiate : recueillir le matériel, créer un cabinet de travail, commencer à publier. Les conditions de travail à Téhéran n’étaient pas celles de nos jours, où l’on trouve de grandes collections de manuscrits pourvues de catalogues. Il y avait bien alors des bibliothèques, mais peu ou pas du tout de catalogues. C’était au petit bonheur la chance ; il est vrai que la chance favorise habituellement le chercheur obstiné. Je commençai la publication de la Bibliothèque Iranienne, et pus la mener, en vingt-cinq ans, avec l’aide de quelques collaborateurs jusqu’au vingt-deuxième volume. Chaque volume, entièrement fabriqué sur place, demandait un petit tour de force. La collection était essentiellement une collection de textes restés inédits, en persan ou en arabe, chaque volume étant accompagné d’une traduction intégrale ou tout au moins d’une ample introduction, permettant au philosophe non orientaliste de tirer le meilleur parti possible du volume. Je crois que cette collection dont les volumes sont aujourd’hui presque tous épuisés, a réussi à creuser un sillage. A l’époque je ne pouvais guère m’entretenir de Sohravardî, de Mollâ Sadrâ et de tant d’autres, qu’avec de vénérables shaykhs. Aujourd’hui, c’est toute une pléiade de jeunes chercheurs qui a pris à cœur la cause de la philosophie traditionnelle. Ne nous dissimulons pas les difficultés. Pour créer ou recréer une tradition philosophique, pour la pourvoir de tout l’armement conceptuel et lexicographique nécessaire, il faut plusieurs générations. Autre symptôme, d’un tout autre ordre, il est vrai : de grandes avenues du Téhéran moderne portent maintenant les noms de nos philosophes. L’une des plus belles est l’ « avenue Sohravardî ». On n’aurait pas osé imaginer cela, il y a trente ans. Et du côté occidental il a bien fallu se rendre à l’évidence que la philosophie islamique ne s’arrêtait pas au XIIe siècle avec Averroës, et que la philosophie iranienne islamique formait un véritable continent dont l’exploration avait été complètement négligée. Aujourd’hui je connais de jeunes philosophes qui commencent à se l’assimiler, à tel point que les noms de Sohravardî et autres figurent dans les dissertations de leurs élèves. Voilà vraiment du nouveau.
C’est à Téhéran, au printemps 1954, que je reçus la nouvelle que la Section des Sciences Religieuses m’appelait à succéder à Louis Massignon, à la direction d’études islamiques. Le cher Massignon n’était pas étranger à cette élection. Je connaissais son souci, et quelles que fussent nos différences de pensée, il me considérait comme le plus proche de lui pour prolonger la direction qu’il avait donnée aux recherches, sinon quant à leur contenu, du moins quant à leur sens et leur esprit. Mais dans l’intervalle, exactement au printemps 1949, j’avais reçu un autre appel dont les conséquences se firent sentir depuis lors dans le programme et le rythme de mes recherches.
Je fais ainsi allusion à l’invitation que m’envoya Olga Fröbe-Kapteyn à participer au cercle Eranos qu’elle avait fondé en 1932, à Ascona (au Tessin, au bord du Lac Majeur), et dont j’ai rappelé plus haut la part qu’y avait prise l’inspiration de Rudolf Otto. Cette participation devait se traduire par deux conférences d’une heure chacune, au mois d’août 1949. Je ne me doutais pas que cette participation allait se répéter pendant plus d’un quart de siècle. Ce qu’est le concept d’Eranos, ce qui en fait l’esprit et la finalité unique, j’en ai porté témoignage dans un petit texte qui est reproduit dans le présent. Cahier de l’Herne. Certes, ce que le cercle Eranos a pu apporter à chacun des quelques 150 conférenciers qui s’y sont succédés depuis bientôt un demi-siècle, varie nécessairement beaucoup en degré. Il y a ceux qui n’ont fait qu’y passer, un an, deux ans, sans plus, parce qu’un indice indéfinissable, mystérieux, avertissait que ni leur nature ni leur comportement ne réussissaient à s’harmoniser avec une finalité elle-même difficilement définissable. En revanche, il y eut le petit groupe de ceux qui d’année en année devinrent, sans l’avoir en rien prémédité, le support du concept d’Eranos. Quant au rôle décisif qu’Eranos aura eu pour ces derniers, c’est d’abord, en les exerçant à dominer le champ de leur spécialité, de les avoir entraînés à une liberté spirituelle intégrale. Chacun découvrait peu à peu et laissait parler le tréfonds de lui-même. Toute orthodoxie ecclésiastique, académique ou universitaire, d’un groupement quelconque, est complètement étrangère au cercle Eranos. Cet entraînement à être franchement et intégralement soi-même devient une habitude que l’on ne perd plus, dût-elle parfois être périlleuse en sa rareté. Les conférences de chaque cession sont publiées dans un compact volume en trois langues. La collection atteindra en 1978 son 45e volume, et constitue une véritable encyclopédie à l’usage des chercheurs en sciences des symboles. Chacun de ces volumes a représenté pour les participants quelque chose comme un laboratoire, où il tentait le premier essai d’une recherche nouvelle. Pour presque tous, ces essais se sont transformés en livres.
Cet esprit d’Eranos était nourri et conforté par les échanges de vues entre ceux qui en composaient le cercle, symbolisé par notre Table Ronde sous le cèdre, et par les amitiés qui s’y sont nouées au cours des années. Rudolf Otto qui avait aidé Olga Fröbe-Kapteyn à en définir le concept, n’y vint jamais. En revanche, Carl-Gustav Jung en fut pendant des années quelque chose comme le génie tutélaire, ébauchant ses livres dans des conférences qui attiraient un nombreux auditoire de Zürich. Les rencontres avec C.-G. Jung étaient quelque chose d’inoubliable. Nous eûmes de longs entretiens à Ascona, à Küssnacht, à Bollingen, dans son château-fort, où me conduisait mon ami Carl-Alfred Meier. Que dire de ces entretiens sur lesquels je ne voudrais laisser planer aucune ambiguïté ? J’étais un métaphysicien, non pas un psychologue, Jung était un psychologue non pas un métaphysicien, quoiqu’il ait souvent côtoyé la métaphysique. Nos formations et nos visées respectives étaient toutes différentes, et pourtant nous nous comprenions à longueur de dialogues, à tel point que lorsque parut saRéponse à Job, qui fut déchirée férocement de tous les côtés confessionnels, je voulus en donner une interprétation loyale dans un long article qui me valut son amitié. Cet article faisait de lui, en quelque sorte, un interprète de la Sophia et de la sophiologie. Oserai-je dire que l’enseignement et la conversation de Jung pouvaient apporter à tout métaphysicien, à tout théologien, un don inappréciable, à condition de s’en séparer au moment où il le fallait ? Je pense au précepte d’André Gide : « Maintenant, Nathanaël, jette mon livre… ». Jung se défendait avec force et humour d’être « jungien ». Moi-même je fus ami avec Jung, je ne fus jamais un « jungien ». Je le précise, car pour maints lecteurs superficiels ou naïfs, il suffit que vous vous référiez plusieurs fois à un auteur, pour qu’ils fassent de vous un de ses adeptes.
Ce qui frappait de prime abord un philosophe chez le psychologue Jung, c’était la rigueur avec laquelle il parlait de l’âme et de la réalité de l’âme, son insurrection contre la dissolution de l’âme à laquelle conduisaient joyeusement la psychanalyse de Freud, les laboratoires de psychologie et tant d’autres inventions en lesquelles notre monde agnostique est si fertile. N’est-il pas symptomatique que des termes techniques de Jung tels que « inconscient collectif » ou « processus d’individuation », on semble souvent en France ne retenir que le premier, et cela pour mettre l’accent sur le mot « collectif » ? Il est à craindre que le malentendu, complet ou incomplet, ne se prolonge. Cette réserve expresse nous met à l’aise pour valoriser ce que Jung fut le premier à discerner et à exprimer par les concepts d’Animus et Anima, bien que malheureusement l’usage que l’on en fit ensuite ressemblât un peu trop à celui d’un petit appareil automatique que l’on applique, vaille que vaille, à n’importe quel cas. Mais la voie sur laquelle nous mettait Jung était celle de la découverte de l’Imagointérieure. Reconnaître sur un visage les traits et l’éclat de cette Imago, c’est alors non plus s’agiter en une vaine quête extérieure de l’inaccessible, mais comprendre que cette Imago est d’abord présente en moi-même, et que c’est cette présence intérieure qui me la fait reconnaître à l’extérieur. Plus tard je devais être absorbé, et je le suis encore, par la métaphysique de l’Imagination active (l’ « Imagination agente ») et de ce que mes philosophes iraniens m’ont conduit à dénommer, pour bien le différencier du pur imaginaire, monde imaginal, monde des Formes imaginales (mundus imaginalis, équivalent littéral de l’arabe ’âlam al-mithâl). Mais il me fallait bien constater ceci. Tout ce que le psychologue énonce sur l’Imago prend, pour le métaphysicien, un sens métaphysique. Tout ce que celui-ci énonce, est interprété par le psychologue en termes de psychologie. D’où les malentendus possibles. C’est pourquoi je disais ci-dessus qu’après s’être informés l’un l’autre, il faut accepter la séparation inévitable au moment où il le faut.
Et cela vaut pour toutes les admirables recherches auxquelles a procédé C.-G. Jung. Ses travaux sur l’alchimie sont fondés sur une documentation immense, et tout chercheur en alchimie doit les lire et y puiser. De ces recherches, Jung dégageait l’idée d’un « monde de corps subtils ». L’intuition était profondément juste. Ce monde des corps subtils a été défini et situé avec rigueur par les théosophes traditionnels de l’Islam : le monde médian où les esprits se corporalisent et où les corps se spiritualisent. Précisément, c’est le mundus imaginalis, le monde de l’Ame, le Malakût, premier monde de l’Ange. Malheureusement, quelle que soit sa volonté restauratrice de l’Ame et du monde de l’Ame, il manque encore au psychologue occidental de disposer de cette assise ou de cet encadrement métaphysique qui assure ontologiquement la fonction de ce monde médiateur, et qui préserve l’imaginal des dérèglements et des divagations de l’imaginaire, de l’hallucination et de la folie. C’est en raison de cela que j’ai dû différencier radicalement l’imaginal et l’imaginaire. Mais parce que cette différenciation radicale et décisive n’est encore guère couramment admise, j’évite de parler, devant un psychologue, de l’Ange et de l’angélologie qui ont occupé une si grande place dans mes recherches. Comparez l’interprétation des visions des prophètes par un kabbaliste ou par le ta’wîl de la gnose shî’ite, avec l’analyse qu’en donne un psychologue. Ce sont encore des « hauteurs béantes » qu’il y a entre les deux. La perte de l’imaginal en Occident : c’est tout le courant issu de Descartes et du P. Mersenne s’opposant aux Platoniciens de Cambridge, à tout ce que représentent J. Boehme, Swedenborg, Oetinger. C’est tout un « combat pour l’Ame du monde » qu’il nous faut livrer. La psychologie jungienne peut fort opportunément préparer le terrain du combat, mais l’issue victorieuse dépend d’autres armes que celles de la psychologie.
Je viens d’insister sur le cas et l’œuvre considérable de C.-G. Jung, parce que la sympathie qu’il y eut entre nous n’est pas un mystère, mais aussi parce que je tiens à écarter toute ambiguïté qui ferait de moi le psychologue que je ne suis pas, ou me ferait soupçonner d’un « psychologisme » que j’ai toujours combattu. Cela dit, les sessions d’Eranos furent l’occasion de maintes rencontres mémorables et durables : Adolf Portmann, le maître en sciences de la Nature selon l’esprit de Goethe ; Gerhard van der Leeuw, le grand phénoménologue néerlandais de la res religiosa ; D.T. Suzuki, le maître en bouddhisme zen ; Victor Zuckerkandl, incomparable phénoménologue du discours musical ; Ernst Benz, à qui n’est étranger aucun mouvement religieux de jadis ou de nos jours ; les amis Mircea Eliade, Gilbert Durand, James Hillman, comment les nommer tous ? Que le soit en tout cas à un rang privilégié mon ami Gerschom Scholem, à qui les études de la Kabbale sont redevables d’un total renouveau. Son œuvre monumentale est pour nous une mine inépuisable. Mieux dit encore, elle nous fait entendre un impératif auquel nous ne pouvons plus nous soustraire, à savoir que désormais nous ne pouvons plus disjoindre l’une de l’autre les formes de l’ésotérisme dans les trois grands « religions du Livre ».
Ayant donc reçu à Téhéran, au printemps 1954, la nouvelle qu’un vote du Conseil de la Section des Sciences Religieuses de l’Ecole des Hautes-Etudes m’appelait à succéder à Louis Massignon, je fus partagé sur le moment entre une joie immense, cela va sans dire, et une pénible inquiétude. Mes recherches et publications à Téhéran prenaient leur essor. Notre petit Département d’Iranologie commençait à affirmer sa vitalité. La relève n’était pas prête. Qu’allait devenir tout cela, si mon retour à Paris en nécessitait l’abandon ? C’est alors qu’une heureuse solution administrative fut trouvée. En combinant le temps des vacances avec une autorisation régulière d’absence, il m’était possible de disposer pratiquement de tout le trimestre d’automne pour continuer mes travaux à Téhéran. C’est ainsi que d’année en année je repris au mois de septembre l’avion pour Téhéran où je demeurais jusqu’en décembre. La perpétuation de ma vie iranienne fut décisive pour l’orientation et le contenu de mon enseignement aux Hautes-Etudes, lequel n’aurais pas été ce qu’il fut si je n’avais pu ainsi garder le contact avec mes collègues et amis iraniens, me tenir au courant de leurs publications, poursuivre celle de la Bibliothèque Iranienne, et continuer d’enrichir mon matériel de manuscrits en photocopies. La majorité des mes cours aux Hautes-Etudes ont été faits d’après des manuscrits encore inédits. Chaque année j’en ai donné un long résumé dans l’Annuaire de notre Section. La progression de mes recherches reste ainsi facile à suivre.
Il m’est revenu, certes, de temps à autre, de sourdes rumeurs déplorant que j’aie transformé cette direction d’études en une chaire de shî’isme. Si cette critique a jamais été formulée, elle partait d’un point de vue entièrement faux. Notre Section des Sciences Religieuses n’est pas une Faculté de théologie, avec un programme répartissant l’enseignement de dogmes. Elle est un foyer de recherche unique au monde, je crois bien, pour ce qui concerne les « sciences religieuses ». Chacun de nous oriente librement ses recherches et son enseignement dans la direction qui lui apparaît la plus urgente, soit que cette direction ait été jusque-là particulièrement délaissée, soit qu’un nouvel apport de documents modifie du tout au tout les points de vue acquis. Je crois que les études du shî’isme duodécimain et ismaélien, aussi bien que de la métaphysique du soufisme, présentaient une pareille urgence de ce double point de vue.
Aussi bien n’ai-je pas été surpris si mes publications provoquaient quelque étonnement, quand ce n’était pas quelque résistance sceptique. On n’avait jamais entendu dire qu’il y eût une philosophie proprement et originairement shî’ite. On ignorait les nouveaux traités ismaéliens publiés, ou les quelques manuscrits devenus providentiellement accessibles. On n’avait jamais pris au sérieux, parce que l’on en ignorait la mise en œuvre, le projetsohravardien de « ressusciter la théosophie des Sages de l’ancienne Perse », alors que ce projet a marqué de son empreinte une notable partie de la pensée iranienne postérieure, mais c’est toute cette dernière que l’on ignorait systématiquement. On connaissait les pieux ascètes de Mésopotamie des premiers siècles de l’Hégire, mais on avait à peine prêté attention à la diversité de ce qu’il faut appeler la « métaphysique du soufisme » ; celle d’un Ibn ’Arabî, d’unNajmoddîn Kobrâ, d’un Semnânî, d’un Haydar Amolî, etc. On identifiait mystique islamique et soufisme, et l’on faisait du shî’isme un adversaire de la mystique, parce que parfois sévère à l’égard d’un certain soufisme. Mais on ignorait que mystique islamique et tasawwof ne se recouvrent pas exactement, qu’il y a toute une mystique et une théosophie shî’ite (’erfân-e shî’i) en dehors du soufisme, en dehors même des tarâ’iq (congrégations) soufis expressémentshî’ites… et cela, parce que la situation du croyant shî’ite le met d’emblée, à la différence du croyant sunnite, sur la voie mystique (tarîqa). Bien entendu, faisons la part des choses : les grands ’orafâ (théosophes mystiques) shî’ites, voire un mollâ comme Mollâ Sadrâ Shîrâzî et maint autre, ont été en butte aux tracasseries de la part de leurs collègues, de ce qu’il faut appeler paradoxalement un « clergé » shî’ite. Mais cela ne fait que les associer plus étroitement au sort commun de leurs confrères gnostiques de partout et toujours.
Ces quelques lignes ne font qu’évoquer quelques aspects de la tâche immense devant laquelle je me trouvais, si je voulais que prenne forme le projet éclos jadis dans l’esprit du jeune étudiant d’Etienne Gilson. Je me fis non pas un plan quinquennal, mais un plan de vingt ans. Il a été à peu près rempli, et grâce au Ciel, j’en poursuis encore, in emeritis annis, la réalisation. Comment j’ai conçu et situé ma tâche, j’ai eu occasion de le dire dans un volume collectif publié par les collègues de la Section des Sciences Religieuses. C’était à la fois « un programme et un testament ». Le texte est reproduit sous ce titre dans le présent Cahier de l’Herne1. Je n’ai donc pas à en reproduire ici les indications, pas plus que je ne puis dans un post-scriptum biographique résumer les grandes thèses soutenues dans mes livres.
Mais ce qu’il me faut encore dire, c’est ceci. On ne vit pas pendant plus de trente ans au contact de ce qu’ont produit de meilleur la philosophie et la spiritualité d’une culture, nommément celles d’un univers spirituel tel que le monde iranien, sans en prendre la teinture. Certes, je suis et reste un Occidental (au sens terrien de ce mot), parce que c’est comme Occidental que j’ai peut-être réussi ce qu’il m’a été donné de réussir. Mais il y a d’autre part ce que tout philosophe sait fort bien : on ne peut réussir un livre sur Platon, par exemple, qu’à la condition d’être platonicien au moins pendant qu’on l’écrit. C’est ce qu’ont beaucoup plus de peine à comprendre les historiens des religions comme tels. Je me rappelle qu’au cours d’un colloque international, il y a une vingtaine d’années, un collègue d’un pays lointain, en m’entendant m’exprimer sur le shî’isme dans les termes dans lesquels j’ai l’habitude d’en parler, chuchota à son voisin : « Comment peut-on parler en pareils termes d’une religion, quand celle-ci n’est pas la vôtre ? » Mais qu’est-ce donc que « faire sienne » une religion ou une philosophie ? Il y a malheureusement des gens qui ne peuvent penser qu’en termes de « conversion », leur permettant de coller à votre personne une étiquette collective. Non pas. Parler de « conversion » c’est n’avoir rien compris à ce qu’est l’ « ésotérisme ». Un philosophe sait très bien qu’être platonicien, ce n’est pas se faire inscrire à une quelconque Eglise platonicienne, ni moins encore s’interdire d’être aussi quelque chose d’autre que platonicien. Chacun des ’orafâ, d’Orient et d’Occident, ne peut penser et peser les choses qu’en termes d’intériorité et d’intériorisation, ce qui veut dire faire en soi-même une demeure permanente aux philosophies, aux religions, vers lesquelles le conduit sa Quête. Et il ne peut que garder son secret : Secretum meum mihi. Le secret du château de l’Ame. Ce n’est pas dans une option extérieure d’ordre sociologique qu’il manifeste extérieurement cette profonde réalité intérieure. C’est dans l’œuvre personnelle qu’il produit, et à l’extériorisation de laquelle concourent tous les modes d’être vécus. La communauté, la omma, des ésotéristes de partout et toujours, c’est cette « Eglise intérieure » qui n’impose aucun acte d’appartenance pour que l’on en fasse partie.
Mais ce lien intérieur est, lui, le véritable lien, parce qu’il est imprescriptible et invulnérable, et parce que c’est dans ce seul cas qu’il est vrai de dire que « la bouche parle de l’abondance du cœur ». Et c’est là, je crois, ce qui mit parfaitement à l’aise mes amis iraniens pour me témoigner, en retour de ces longues années de labeur vouées à ce que nous aimions ensemble, une amitié libre de toute arrière-pensée, une amitié qui a été et continue d’être, avec le souvenir de tant de disparus, le trésor d’une longue vie. Cette amitié s’est manifestée de façon émouvante, lorsque j’atteignis en 1973 ce qu’il est convenu d’appeler la « limite d’âge ». Cette fois, il me fallait faire mes adieux à l’Iran. Non point. Voici que prit providentiellement naissance, juste alors, une « Académie iranienne de philosophie », laquelle m’accueillit comme membre. C’est une institution qui, en réunissant des philosophes, se proposa à la fois de former de jeunes chercheurs iraniens en philosophie et d’aider les philosophes de tous autres pays à entreprendre des recherches en Iran. Double tâche urgente et de longue haleine. On y publie donc des livres, et on y donne des cours et des conférences. C’est ainsi que, tout en ayant laissé mon Département d’Iranologie de l’Institut français à son destin, je puis continuer de passer chaque année le trimestre d’automne à Téhéran pour l’enseignement que je donne à l’Académie de philosophie. D’autre part, je faisais allusion ci-dessus à notre privilège, à l’Ecole des Hautes-Etudes, de pouvoir continuer nos conférences même in emeritis annis, jusqu’au dernier souffle, si nous le voulons. C’est ainsi que je continue de partager entre Paris et Téhéran une activité qui me permettra de mener à terme, je l’espère, quelques grandes tâches entreprises.
Au premier rang de ces grands tâches encore inachevées, je dois mettre le projet dont parle dans ce Cahier même un article de mon éminent collègue et ami, Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî, professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Mashhad. Le professeurAshtiyânî est certainement l’homme le plus représentatif, dans l’Iran de nos jours, de la lignée philosophique de Mollâ Sadrâ. L’ampleur du matériel qu’il a recueilli est prodigieuse. Voué uniquement jour et nuit à sa tâche, c’est en quelque sorte un Mollâ Sadrâ redivivus et un philosophe ’erfânî prolifique. Notre projet fut élaboré en 1964-1965. En réponse à ceux qui, depuis Ernest Renan, ont considéré que le destin de la philosophie islamique s’achevait au XIIe siècle avec la mort d’Averroës, comme nous le rappelions plus haut, notre projet consistait à produire une vaste Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. M. Ashtiyânî se chargerait de recueillir et de présenter les textes ; pour ma part, j’en donnerais la quintessence en français, de sorte que les philosophes occidentaux non orientalistes puissent enfin être informés. Quelques-uns de ces textes avaient été édités en lithographies anciennes, mais la plus grande partie était encore en manuscrits inédits.
Nous avions prévu cinq tomes de format grand in-octavo. Nous croyons maintenant qu’il y en aura sept. Les deux premiers ont déjà paru. L’impression de la partie arabe et persane du tome III est achevée (quelques 800 pages), celle du tome IV est en cours. D’ores et déjà je me préoccupe de réunir en volumes indépendants les parties françaises qui présenteront ainsi de façon continue La philosophie iranienne islamique. Ce sont les œuvres d’une quarantaine de philosophes que nous faisons ainsi reparaître au jour et rentrer dans le circuit général de la philosophie. Si vastes que soient les dimensions de l’édifice, le plan en est encore incomplet, car en raison même de son ampleur, il a fallu laisser en dehors certaines Ecoles indépendantes. C’est pourquoi nous avons persuadé nos amis shaykhis de produire de leur côté une Anthologie de leurs grands mashâyekh. Depuis shaykh Ahmad Ahsâ’î (1826), ses successeurs que nous pouvons grouper sous la dénomination d’ « Ecole de Kerman » ont été prolifiques ; plus d’un millier de titres. Tout cela permettra enfin d’apprécier la profondeur, l’originalité et la diversité des aspects de la philosophie et de la théosophie mystique dont l’Islam shî’ite a permis l’éclosion en Iran, ou, si l’on préfère, dont l’Iran a illustré l’Islam shî’ite.
Ce dont on peut s’étonner, c’est que l’on commence seulement aujourd’hui en Occident à parler de tout cela. Certes, depuis longtemps, en raison des traductions de l’arabe produites au XIIe siècle, les spécialistes de la philosophie médiévale se sont intéressés à ces philosophes de l’Islam qu’à la suite de nos Scolastiques ils persistèrent à qualifier comme « philosophes arabes », confondant ainsi dangereusement « islamisme » et « arabisme ». Sur l’autre versant du monde iranien, les philosophes et mystiques de l’Inde ont depuis longtemps sollicité non seulement les recherches scientifiques, mais aussi les espérances d’âmes tâtonnant à la recherche de la « Voie ». Et le monde iranien restait là inexploré entre le monde arabe et le monde de l’Inde. On se contentait – et l’on continue – de répéter de monumentales inepties concernant le monde shî’ite. Or, ce n’est tout de même pas un hasard si ce fut en Iran que trouvèrent abri et refuges naturels les hautes spiritualités philosophiques et mystiques. Notre Anthologie fait connaître ce qu’a produit de meilleur et de plus profond l’Islam spirituel. Il y a, par exemple, un concept shî’ite du Premier Emané qui noue avec le néoplatonisme un lien qui à la fois présuppose et ouvre les perspectives de la « philosophie prophétique » propre au shî’isme. Il y a l’insistance sur ce monde médian et médiateur, le mundus imaginalis (’âlamal-mithâl), auquel j’ai fait allusion ci-dessus et dont j’ai tant parlé dans mes livres que je n’ai pas à y insister ici. Sans la fonction médiatrice de ce monde qui assure l’articulation entre l’intelligible pur et le monde sensible, nous sommes privés de la clavis hermeneutica qui nous ouvre le sens réel, vrai et concret, c’est-à-dire le « lieu » réel des visions des prophètes et des mystiques, - à preuve : tant de nos psychologies occidentales incapables de les considérer autrement que comme hallucinations, dédoublements de la personnalité, etc. Ce même mundusimaginalis est bien le « lieu » des événements réels se passant dans le Malakût, dans le monde de l’Ange qui tient une si grande place chez Sohravardî et chez son interprète français. Sans lemundus imaginalis impossible de faire droit à la réalité des événements entourant la parousie du Douzième Imâm, les résurrections et les palingénésies à venir. Pourtant, c’est bien grâce à cette mystérieuse figure, identifiée par maints penseurs shî’ites avec le Paraclet johannique, que communiquent ensemble les « réseaux ésotériques » des gnoses, des religions du Livre.
Voici que j’introduis par-là même le thème sur lequel je voudrais clore ce post-scriptum, à savoir l’éclosion d’un projet qui marqua pour moi la floraison spirituelle de toute mon œuvre scientifique, en même temps que l’aboutissement d’un rêve de jeunesse. J’évoquais ci-dessus mes cheminements à l’intérieur du Temple de Sainte-Sophie comme à l’intérieur du temple du Graal. Il me reste à mentionner ici la fondation réalisée avec quelques amis et collègues universitaires, d’un « centre de recherche spirituelle comparée » auquel nous avons donné, puisque nous étions tous des universitaires, le nom d’ « Université Saint-Jean-de-Jérusalem ». Son esprit : celui d’une chevalerie spirituelle définie au mieux au XIVe siècle parRulman Merswin, lorsqu’il fit don de la commanderie de l’Ile Verte aux chevaliers johannites (ceux du grand-prieuré de Brandebourg de l’Ordre souverain de Saint-Jean-de Jérusalem). Pour Rulman Merswin comme pour les « Amis de Dieu » de l’époque, la chevalerie spirituelle marquait un état spirituel qui « n’est ni celui du clerc ni celui du laïque » , parce que, pensait-il, « le temps des cloîtres était passé ». De même aujourd’hui, après la débâcle entraînée par la trahison des clercs, il nous faut concevoir un état de l’homme spirituel qui n’est ni celui du clerc ni celui du laïque. Quant à la finalité de notre fondation : ménager enfin, en la cité spirituelle de Jérusalem, un foyer commun, qui n’a encore jamais existé, pour l’étude et la fructification spirituelle de la gnose commune aux trois grandes religions abrahamiques, bref l’idée d’un œcuménisme abrahamique fondé sur la mise en commun du trésor caché de leur ésotérisme, non point sur l’accommodation diplomatique de relations officielles.
Pour expliquer l’éclosion de cette entreprise, sur laquelle je ne puis dire ici tout ce qui serait à en dire, il y aurait à évoquer toutes les recherches, les pensées et les traditions qui ont finalement convergé dans notre concept d’Université Saint-Jean-de-Jérusalem (juridiquement et conceptuellement indépendante de tout Ordre du même nom). J’évoquais tout à l’heure le cas de Sohravardî qui ne s’est pas contenté de délibérer sur les survivances possibles du passé zoroastrien de l’Iran, mais a pris ce passé résolument en charge, lui ouvrant du même coup l’avenir. Et cette volonté de résurrection s’accorde parfaitement avec les conceptions deSohravardî et de ses continuateurs, à savoir qu’une recherche philosophique qui n’aboutit pas à une réalisation spirituelle personnelle, est une vaine perte de temps, et que la recherche d’une expérience mystique, sans une sérieuse formation philosophique préalable, a toutes les chances de se perdre en aberrations, illusions et égarements. Au fond, c’est là en somme l’aspect que prend pour la vie du philosophe l’idée de ce que désignent le persan javân mardî, l’arabe fotowwat, termes que précisément l’on traduit au mieux par « chevalerie spirituelle » (voir la partie française des Traités des compagnons-chevaliers, Bibl. Iran. vol 20, 1973). Tout ce que connote ce terme est le lieu des puissantes convergences qui se sont imposées à nous.
Dessiner l’itinéraire de ces convergences, ce serait essentiellement montrer, sous les horizons ésotériques des religions du Livre, le passage de l’épopée héroïque à l’épopée mystique ; le passage de la chevalerie militaire à la chevalerie mystique, ou ce que la spiritualité islamique appelle le passage du jihâd mineur, le combat avec les armes dans le monde extérieur, au jihâd majeur, le combat spirituel se livrant dans le champ intérieur de chaque homme, mais aussi dans un champ surnaturel aux dimensions cosmiques.
Ce passage, nous le voyons s’accomplir chez Sohravardî et les siens, héritiers de cette éthique zoroastrienne dont on a pu dire à très juste titre (Eugenio d’Ors) qu’elle aboutit à la constitution d’un Ordre de chevalerie. Il s’accomplit en Islam shî’ite dans le concept même des « Amis de Dieu » (arabe Awliyâ Allâh, persan Dûstan-e Khodâ), et l’on a pu mettre en parallèle l’idée des compagnons du Saoshyant zoroastrien avec celle des compagnons du XIIe Imâm des shî’ites. En bref, il y a tout ce qui s’exprime dans les termes de javânmardî etfotowwat, comme style de vie proposé à chacun selon son état, car chaque état comporte une « chevalerie » qui lui est appropriée. Ce passage à la chevalerie mystique, nous le voyons s’accomplir au XIVe siècle en Occident, je viens de le mentionner ci-dessus, lorsque RulmanMerswin (+1382) confia sa fondation de l’Ile Verte aux chevaliers johannites, leur ouvrant la voie d’une spiritualité profondément liée à la mystique de Johann Tauler. Là même nous voyons reparaître le terme d’ « Amis de Dieu » (Gottesfreunde), et l’idée de chevalerie spirituelle se propage dans la mystique rhénane. C’est ce même passage qui s’effectue de l’Ordre militaire des chevaliers templiers prenant part aux croisades, à l’Ordre mystique des Templiers chevaliers du Graal, dans le cycle de Parsifal de Wolfram von Eschenbach et duNouveau Titurel. Enfin si les reconstructeurs du Temple autour du prince Zorobabel furent en fait les premiers chevaliers du Temple, c’est à un service de chevalerie mystique que la cosmogonie kabbaliste d’Isaac Luria convoque les « Fils de la Lumière », comme ils y étaient convoqués par la communauté essénienne de Qumrân, pour un combat spirituel dont l’idée est en affinité évidente avec la cosmogonie et l’éthique du zoroastrisme indépendamment même de toute filiation ou influence, démontrable ou non.
A grand traits, c’est là tout ce que voulut recueillir notre concept de l’Université de Saint-Jean de Jérusalem (et que j’avais esquissé à la fin du tome IV de mon ouvrage En Islam iranien). Bien entendu, n’attendons pas que l’Ordre de cette « chevalerie spirituelle » puisse être reconnu à côté des Ordres honorifiques et historiques, créés au cours des siècles par les puissances de ce monde. L’idée même d’une telle reconnaissance serait dérisoire, car la chevalerie spirituelle est un état ordonné à l’au-delà de ce monde, tandis que la finalité des autres s’achève avec les discours prononcés aux funérailles. L’Ordre des Templiers a pu disparaître officiellement dans la tragédie affreuse machinée par ses ennemis. Mais l’idée de l’Ordre du Temple, comme axe d’une tradition ésotérique antérieure même à l’Ordre historique de ce nom et se perpétuant après lui, cette idée-là n’a jamais disparu, parce que nulle puissance au monde ne peut empêcher une âme de se donner l’ascendance spirituelle qu’elle choisit, et de légitimer cette ascendance par sa fidélité à ce qu’elle implique. Comme l’a écrit Unamuno, il importe de reconnaître « que le passé n’est plus et que rien n’existe en vérité que ce qui agit, que l’une de ces légendes, comme on les appelle, quand elle pousse les hommes à l’action, en leur embrasant le cœur ou en les consolant de la vie, est mille fois plus réelle que la relation d’un acte quelconque qui pourrit dans les archives ».
C’est pourquoi la seule référence authentique est la référence à ce que les théosophes chrétiens comme Eckhartshausen, au XVIIIe siècle, ont dénommé du nom que je prononçai moi-même ci-dessus, comme l’ « Eglise intérieure », et qui n’est autre qu’un autre nom de cette spiritualité du Temple commune aux théosophes mystiques des trois religions abrahamiques. C’est en effet cette Eglise intérieure qui seule est le lieu de la chevalerie spirituelle ordonnée au Temple mystique, la seule qui peut répondre en profondeur aux nécessités de nos jours, et que l’ésotérisme (le ketmân) doit préserver des variantes et des accommodations aux modes profanes. Là seulement, dans l’Eglise intérieure, peut être envisagée la tâche inouïe et paradoxale qui nous est imposée de nos jours ; en quelque sorte retrouver notre Dieu contre Dieu. Qu’est-ce à dire ?
Des siècles de certitudes théologiques, dogmatiques et péremptoires, ont confondu la Cause suprême des univers, le Suprême Principe inconnaissable à l’homme dans sa condition présente, avec le Dieu personnel et personnalisé. Laïcisés, ces concepts se sont convertis en idéologies totalitaires. Plus que jamais le Grand Inquisiteur règne en maître. C’est que ces concepts théologiques ont eu partie liée avec les concepts scientifiques de leur temps, que ce soit avec les certitudes de la Logique rationnelle, ou que ce soit, lorsque ces certitudes ont vacillé, avec les sciences dites de nos jours sciences humaines ou sciences sociales. C’est ainsi que les monothéismes exotériques ont préparé le grand Vide dans lequel a résonné la clameur : « Dieu est mort ». Quel Dieu ? La gnose, que ce fut celle d’un Valentin, ou celle d’un Ibn ’Arabî, ou celle d’un Isaac Luria, s’est toujours tenue en garde contre cette confusion entre la Cause suprême et le Dieu personnel, parce qu’elle n’a jamais transgressé l’impératif de la théologie apophatique, ni perdu le sens de ce que sont essentiellement les théophanies et leur nécessité. Retrouver notre Dieu contre Dieu, c’est retrouver ce Dieu pour lequel tu réponds, c’est libérer notre Dieu des fonctions qui ne sont pas les siennes et dont l’imputation à son concept a permis à la science positive qui n’en a cure, d’en déclarer officiellement la mort. Point de libération pour nous si nous n’en libérons pas notre Dieu, notre compagnon de combat. Retrouver notre Dieu contre le Dieu de tous les systèmes, de toutes les dogmatiques et de toutes les sociologies, c’est éprouver que, si notre Dieu personnel nous fait exister pour lui, il ne peut exister sans nous. Notre responsabilité à l’égard de notre propre vie et de notre propre mort, nous rend du même coup responsables à l’égard de la vie et de la mort de notreDieu. Qu’il vive ou qu’il meure postule notre propre vie ou notre propre mort, la vie et la mort n’étant pas comprises ici, bien entendu, en leur sens biologique, mais au sens gnostique de la Vie première, venue du monde de la Lumière.
Comment mieux suggérer l’engagement inouï du « chevalier spirituel », à la quête de son Dieu, compagnon des compagnons qui sont à la même Quête ? A la Quête d’un Dieu qui n’est ni l’Omnipotent ni le Grand Justicier, mais l’éternel amoureux, tourmenté, angoissé et déçu, que les mystiques juifs ont intimement perçu dans la personne de Yahveh. Le Dieu personnel, ce n’est pas l’Un de l’unité arithmétique. Il est l’Unique de chaque unique (1x1x1…). Il est le Tout dans le chaque. Chaque unique dont il est l’Unique le libère de la solitude, en faisant qu’il soit son Dieu. Tel apparaît le sens profond, le mystère du « Dieu des Dieux » (Ilâhal-âliha), pour reprendre cette expression d’origine hermétiste, d’un usage courant chez les théosophes comme Sohravardî. Et c’est le secret qu’ont approché toutes les gnoses, par excellence, peut-être, celle d’un Ibn ’Arabî et celle de l’Ismaélisme.
Alors s’impose avec évidence l’urgence d’une tâche à peine esquissée, voire jamais encore entreprise, puisqu’elle postule l’existence d’un « centre de recherche spirituelle comparée ». Tel est précisément le sous-titre par lequel nous définissons l’U.S.J.J. La tâche urgente, c’est l’étude comparée du ta’wîl, c’est-à-dire de l’herméneutique ésotérique du Livre, professée et pratiquée à l’intérieure des « religions du Livre ». La rejonction de l’Image et de l’Idée intérieure, chez les herméneutes ésotériques de la Bible et du Qorân, donne souvent lieu à des rencontres que l’on peut dire foudroyantes. Tâche immense, certes, nécessitant le concours de compétences multiples, d’autant plus que nous parlons bien d’une herméneutique « professée et pratiquée ». Il ne s’agit donc pas d’un simple examen théorique, mais des conséquences vécues de part et d’autre. C’est pourquoi l’Université Saint-Jean de Jérusalem n’est pas une simple « Société de philosophie ». Elle n’est pas non plus, et même moins encore, une Faculté de théologie, élaborant et aménageant un programme au service d’une dogmatique. Aussi bien, pour marquer encore mieux la différence nous faisons suivre désormais chaque conférence de quelques mesures de musique, citation qui entraîne l’auditeur à une intériorisation immédiate, beaucoup mieux que ne le font… les applaudissements. Je viens d’indiquer l’idée directrice, mais chacun des membres du groupe fraternel de l’U.S.J.J. garde son entière liberté spirituelle. Il y a bien des nuances entre nous, qui venons d’origines diverses par des itinéraires divers. Le lien profond est une volonté commune et une responsabilité commune, en référence à ce que nous avons désigné ci-dessus comme « Eglise intérieure ».
Cinq Cahiers, totalisant un millier de pages, ont jusqu’ici recueilli les travaux de nos session annuelles. Sciences traditionnelles et sciences profanes (1974). Jérusalem, la Cité spirituelle (1975). La foi prophétique et le sacré (1976). Les pèlerins de l’ « Orient » et les vagabonds de l’ « Occident » (1977). Les yeux de chair et les yeux de feu, ou la Science et la Gnose (1978).
Cette dernière session fut particulièrement féconde en résultats. Elle permit de dissiper maintes ambiguïtés concernant le concept de gnose, soit de la part de philosophes et d’historiens qui, par prévention ou par défaut d’information, font de la gnose ce qu’elle n’est pas, soit de la part de soi-disant cosmogonies néo-gnostiques modernes. La gnose n’est ni une idéologie, ni un savoir théorique contrastant avec la foi. Connaissance salvifique par soi-même, son contenu même s’adresse à une foi. Elle est sagesse et elle est foi, Pistis Sophia. Elle ne se limite pas au gnosticisme des premiers siècles : il y a une gnose juive, une gnose chrétienne persistant au long des siècles, une gnose islamique, une gnose bouddhique. Et surtout elle ne mérite en rien que l’on fasse à son égard un emploi abusif du mot « nihilisme ». Elle est plutôt l’antidote de celui-ci. Car refuser ce monde-ci en vue d’un autre monde vers lequel celui-ci est le passage, ce n’est pas du nihilisme. En revanche, une philosophie qui refuse à la fois ce monde-ci et la perspective d’autre mondes, est bel et bien, elle, du nihilisme. Mais qu’est-ce que la gnose a de commun avec elle ?
Je crois que notre effort, rendu possible par le dévouement de quelques amis à la même finalité, représente quelque chose de rare en notre pays. Il reste à celui qui en fut l’originateur, de remercier le Ciel d’avoir suffisamment prolongé ses jours, pour que ce projet vienne à mûrir et à éclore, et puisse s’inscrire à la fin de ce post-scriptum. Je fus naguère l’éditeur et le traducteur de Rûzbehân Baqlî de Shîrâz, l’incomparable chantre mystique, en persan, de la haute voie de l’amour humain. C’est sur cette haute voie que je puis affirmer que, sans la présence et la coopération de la compagne qui me préserva de la solitude et des découragements, rien de l’œuvre que j’ai décrite ici n’aurait été possible. Et parce que cette œuvre fut ainsi rendue possible, elle rendit possible à son tour ce qui, après la traversée du désert de la jeunesse, comble les vœux d’un chercheur et d’un professeur : se trouver entouré de jeunes hommes, de jeunes philosophes (plusieurs qui me sont particulièrement chers sont présents dans ce Cahier de l’Herne), dont il sait qu’ils continueront, à leur manière, l’œuvre qu’il laissera forcément inachevée, et qu’ils iront plus loin que lui sur la voie qu’il se proposa d’ouvrir. Celui qui fut ainsi comblé, pourra, lorsque viendra l’ordre de rappel, dire avec Siméon : « Maintenant, Seigneur, tu laisses ton serviteur s’en aller en paix » (Luc 2/29). En attendant « tant qu’il fait jour » (Ev. de Jean 9/4), rester à leur côté, au créneau où le Destin vous a placé.
Henry Corbin
Juin 1978
Paris