Mélanges offerts à Henry Corbin
21 آوریل 2016Henry Corbin. Philosoph am Pfauenthron – A. Topa
6 ژوئن 2016Christian Jambet, l’esprit rebelle
LE MONDE DES LIVRES | 26.05.2016 à 10h40 | Par Roger-Pol Droit
Il y a juste cinquante ans, Mao Zedong donnait le coup d’envoi de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » et Christian Jambet se voyait attribuer un prix de philosophie au Concours général des lycées. Peu de temps après, devenu maoïste et déjà émérite, il était invité en Chine par les autorités de Pékin. Aujourd’hui, il est devenu l’un des grands islamologues de notre temps, enseigne à l’Ecole pratique des hautes études, où avait travaillé son maître Henry Corbin et publie, aux éditions du CNRS, un nouveau livre sur l’un de ses penseurs chiites préférés, Mullâ Sadrâ (vers 1572-vers 1640). Entre ces faits, n’y a-t-il qu’une succession de hasards et de contingences inattendues de la vie ou bien une logique, une cohérence, un fil rouge ?
Un lien existe, mais il n’est pas trivial ni perceptible d’emblée. Pas plus qu’on ne peut soupçonner, dans l’appartement parisien clair et calme où le philosophe travaille sereinement, que se tiennent tant de tentatives pour briser l’ordre habituel du pensable. Car c’est la volonté continue de concevoir une rébellion radicale qui a conduit Christian Jambet, par étapes, de la Gauche prolétarienne à la philosophie islamique. Le rêve de la Révolution culturelle était celui d’un changement de monde complet, spirituel autant que politique. Après en avoir quitté les formes militantes, le philosophe n’a pas abandonné la nécessité de méditer les conditions de ce projet.
« Ce que j’ai cherché d’abord, dit-il, c’était, dans les termes de cette époque, une archéologie des modes d’insurrection à la fois matériels et spirituels. A la fin de l’Antiquité tardive, on pouvait parler d’une révolution culturelle chrétienne, qui supposait un changement intégral de toutes les valeurs. J’ai ensuite découvert, par la lecture de Corbin et d’autres, que le soufisme et le chiisme, ces deux grands continents musulmans, avaient présenté des figures, des œuvres, des doctrines qui pouvaient aider à une telle archéologie. »
Un voyage éblouissant en Iran
En fait, comme dans tout vrai parcours, hasard et continuités s’entrelacent. Jambet conçoit la nécessité de quitter « le ressassement philosophique permanent de l’Occident sur l’Occident », rencontre le grand islamologue Henry Corbin (1903-1978), fait en sa compagnie un voyage éblouissant en Iran, apprend l’arabe et le persan. Chez les auteurs qu’ils commencent alors à traduire et à étudier se retrouve toutefois l’héritage de Platon, puisque soufisme et chiisme sont historiquement liés aux textes néoplatoniciens. Tous sont habités du même « esprit d’arrachement à ce bas monde, de la même mise en question de l’immanence absolue des choses ». La révolution continue par d’autres moyens…
Agrégé de philosophie, professeur d’abord à Auxerre – où il enseigne en même temps que Guy Lardreau, avec qui il écrit L’Ange et Le Monde (Grasset, 1976 et 1978) – puis à Paris, où il enseignera fort longtemps à la classe de khâgne du lycée Jules-Ferry, Christian Jambet mènera en quelque sorte une double vie. A ses élèves qui préparent Normale-Sup, il explique Epicure, Emmanuel Kant ou Auguste Comte. A sa table de chercheur, il traduit Rûmî, Tûsî, Mullâ Sadrâ, s’immerge dans des traités étranges, à première vue déconcertants. Ces textes philosophiquement incorrects, rétifs à nos critères, il s’attache à en préserver les singularités, à ne pas aplanir ce qu’ils ont pour nous d’anormal. Parmi ces nombreux livres, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? (Folio, 2011) est celui qui met en lumière le plus clairement ce trouble, résultant de ce que l’islam fait à la philosophie, et ce que la philosophie fait à l’islam.
Le chercheur revient, au cours de notre entretien, sur le caractère central de l’unicité dans l’islam : Dieu n’est pas seulement un, mais unique, et il « exerce une souveraineté absolue sur toute chose ». Cette thématique de l’unité perturbe les divisions qui nous sont familières. Elle interdit en effet d’opérer « une distinction absolue entre des ordres parfaitement séparés, par exemple l’ordre temporel et l’ordre spirituel, l’ordre politique et l’ordre religieux, l’ordre moral et l’ordre de la vie, de la culture laïque, etc. ». Christian Jambet explique qu’il a voulu aborder par le biais de la philosophie ce paysage intellectuel et spirituel configuré différemment.
En scrutant l’œuvre du philosophe iranien Mullâ Sadrâ, le nouveau livre du chercheur approfondit la question, aujourd’hui brûlante, de la dimension politique de l’islam. La souveraineté intégrale sur le monde revient à Dieu. « Ce modèle de souveraineté, précise Jambet, est fidèle à l’intuition fondamentale qu’a tout musulman, qu’il soit lettré ou ignorant, qu’on ne peut rien concevoir qui ne soit immédiatement sous le regard, la guidance, la direction, le contrôle et le jugement de Dieu. » Ce « gouvernement divin » justifie-t-il de soumettre toute la vie sociale à un ordre méticuleux et rigide ? Cette question est au cœur de l’ouvrage. Il faut la relier à cette autre, plus brutale : quand l’organisation Etat islamique aujourd’hui se réclame du Coran, assimile autorité religieuse et pouvoir politique, pourquoi n’est-ce pas légitime ?
« Le fanatisme est une idolâtrie »
Au premier regard, le gouvernement divin, s’il est absolu, ne semble laisser aucune place à la séparation du religieux et du politique. Pourtant, Jambet montre de manière précise comment Mullâ Sadrâ, tout en étant dans le droit-fil de toute la tradition islamique, disjoint ces dimensions qui semblent généralement confondues. Le philosophe d’Ispahan, contemporain de Spinoza, en vient à distinguer lui aussi une religion des ignorants – ceux qui ne comprennent rien au salut, fussent-ils docteurs, juristes, prédicateurs aux connaissances encyclopédiques – et la religion des savants – les prophètes, mystiques, philosophes, tous ceux qui ont une vraie connaissance spirituelle de Dieu.
Pas besoin de longues explications pour voir l’actualité de telles analyses. « Ces prédicateurs et juristes se moquent éperdument des significations rationnelles et spirituelles de la révélation. Ils ‐ concentrent tous leurs efforts uniquement sur les dispositifs juridico-politiques par lesquels on maintient l’ordre. L’obéissance servile s’accompagne donc chez eux d’une ignorance volontaire qui ne cherche pas à dépasser la lettre. » Loin d’être « divine », pareille religion formaliste se révèle aux antipodes de l’islam authentique. Elle se révèle même, pour parler comme Mullâ Sadrâ, « satanique ». Pour quelle raison exactement ? « Parce qu’elle enchaîne à ce monde au lieu de le laisser périr, donc elle empêche de se tourner vers la réalisation spirituelle qui est détachement », explique Christian Jambet.
Il ajoute : « Satanique veut dire fanatique. En fait, le fanatisme est une idolâtrie. Il y a là de quoi répliquer à ceux qui ont de l’islam une vue littérale, rigoriste, suiviste, où il ne s’agit que d’appliquer la charia, de purifier la planète de tout élément aberrant. » L’islam de Mullâ Sadrâ récuse donc cette attitude suiviste et ce choix de l’ignorance. Il tourne le dos au tyran, à ses prétentions étatiques, à son intelligence politique faite de ruses et d’astuces. Méditer cette œuvre, à travers le commentaire savant et lumineux qu’en donne Christian Jambet, s’avère donc utile dans les temps de ténèbres et de confusion où nous sommes. Finalement, au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, la Révolution culturelle chinoise a révélé sa face meurtrière, et une partie de l’islam a choisi le terrorisme. Jambet, pour sa part, est resté fidèle à l’exigence de rébellion spirituelle et d’intelligence
Parcours. Christian Jambet
1949 Christian Jambet naît à Alger.
1976 Il signe L’Ange, avec Guy Lardreau (Grasset).
1990 La Grande Résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le chiisme ismaélien (Verdier).
2011 Il est élu à l’Ecole pratique des hautes études. Qu’est-ce que la philosophie islamique ? (Folio).
Critique. La religion du cœur
Le Gouvernement divin. Islam et conception politique du monde. Théologie de Mullâ Sadrâ, de Christian Jambet, CNRS Editions, « Philosophie », 476 p., 26 €.
Si Dieu gouverne tout, quelle est la place de la politique ? Et de la religion ? Comment penser leur éventuelle distinction ? Telles sont les questions que pose aujourd’hui Christian Jambet à l’œuvre du grand penseur chiite Mullâ Sadrâ, dont il traduit et analyse les textes depuis plus d’une vingtaine d’années. Né et mort en Iran, vers 1572 et 1640 respectivement, Mullâ Sadrâ est à la fois théologien, poète et philosophe. Figure marquante de l’école d’Ispahan, il opère une synthèse rationnelle puissante du mouvement de la pensée islamique des siècles précédents. De ce point de vue, sa démarche évoque celle de Hegel en Europe.
Au fil d’un long travail, impressionnant d’érudition et de puissance d’analyse, Christian Jambet fait voir dans cette figure complexe un défenseur de la suprématie absolue de la religion intérieure, celle qui habite le cœur des sages, savants et philosophes, sur la religion des règles, celle des docteurs et des juristes qui se révèlent être des ignorants, en dépit de leur science proclamée.
Partant du postulat que Dieu gouverne tout, Mullâ Sadrâ en arrive à conclure que le sage se guide lui-même, parce que se manifeste en lui l’unité du guide et du guidé. Contre le formalisme de l’ordre politique, il montre que le seul guide est intérieur, et qu’on ne fait qu’un avec lui. Au terme d’un parcours savantissime, un constat lumineux s’impose : interrogations et réponses de ce philosophe d’hier parlent directement d’aujourd’hui.
Extrait du « Gouvernement divin »
« Mullâ Sadrâ disqualifie ses rivaux (…) qui assimilent la religion à la science de la jurisprudence et de la controverse. Il rejette aussi la vie de plaisir au nom d’une morale ascétique rigoureuse. Il brosse le portrait d’un cuistre, de l’intellectuel mondain de son temps, non sans évoquer les figures classiques des faux (ou vrais) dévots dont la littérature mystique de l’Iran se moque volontiers. Leur infériorité réside dans la considération des choses inférieures, au détriment de l’essentiel, le monde invisible qui est le domaine exclusif du sage. (…) Mullâ Sadrâ place le fidèle devant un choix : ou bien la religion se concentre dans le savoir exotérique, et elle est finie, limitée à ce bas monde, à ses faux biens, infidèle à l’enseignement des imâms, ou bien elle est infinie, elle s’étend à tout domaine, et elle devient religion du cœur, religion intérieure. »
Le Gouvernement divin, pages 414-415