Note sur l'ouvrage de Tom Cheetham, The World Turned Inside Out: Henry Corbin and Islamic Mysticism, Woodstock (Connecticut): Spring Journal Books 2003.
Par Pierre Lory
La pensée d’Henry Corbin a déjà suscité plusieurs ouvrages en soulignant la portée générale pour la philosophie et/ou la pensée religieuse. On se souvient bien sûr de La logique des Orientaux: Henry Corbin et la science des formes (1983) de Christian Jambet, qui confrontait les positions “orientales” analysées par Corbin avec celles de plusieurs philosophes d’Occident comme Kant, Hegel ou Marx. Daryush Shayegan en avait relevé l’importance spécifique pour la connaissance de la pensée iranienne dans Henry Corbin :
La topographie spirituelle de l’Islam iranien (1990). Plusieurs articles, mémoires universitaires voire essais (ainsi G. Giuliano, Il Pellegrinaggio in Oriente di Henry Corbin, 2003) ont été rédigés sur d’autres aspects de l’œuvre corbinienne, dont on peut trouver les références sur le site <amiscorbin.com>. L’ouvrage de Tom Cheetham part quant à lui d’un point de vue original. L’auteur précise d’entrée qu’il n’est pas orientaliste, mais s’intéresse au départ à la philosophie et à la psychologie des profondeurs. Il retrace brièvement le parcours académique de Henry Corbin, sans s’y attarder, renvoyant pour l’essentiel aux données publiées dans le volume des Cahiers de l’Herne Henry Corbin (1984), ou explicitées par Daryush Shayegan (op. cil., 13-35) et Seyyed Hossein Nasr (dansTraditional Islam in the Modem World, 1987, chap. 17). L’exposé philosophique de T.C. part de la base heideggérienne de la question de l’Être: penser représente un acte de présence au monde, un acte d’être. Ce n’est pas le monde extérieur qui détermine la nature de la conscience humaine mais le degré de l’engagement de cette dernière qui donne au monde son sens. C’est la nature de cet acte qui est premier, non les conditions extérieures sociales ou autres Mais la position corbinienne ne s’identifie pas du tout a celle de Heidegger Ce dernier considérant l’être de l’homme comme limite de façon infranchissable par la mort (le Zum-Tode-sein) Pour Corbin cette position de principe est elle même déterminée historiquement L’acte de conscience, chez les auteurs dont H Corbin se fait l’exégète, porte au-delà. Il rend compte d’une expérience de l’être ou une transcendance se manifeste. Il y a là bien sûr un clivage fondamental qui s’installe entre les auteurs “orientaux” étudiés par H. Corbin et la pensée dite moderne. C’est en ce sens – et en ce sens seulement – que Corbin conteste la prééminence accordée aux circonstances historiques. Le philosophe ou le théosophe “oriental” n’est plus entièrement déterminé par les aléas de l’histoire, puisque c’est une décision de la conscience qui trace les frontières de ce que qui est appelé passé ou présent, réalité et illusion, vie et mort.
T.C. consacre ensuite un développement à la pensée iranienne ancienne – le mazdéisme, pour l’essentiel – et au “combat pour le monde” qu’elle implique. Il donne également un bref aperçu sur les éléments de base de la pensée ésotérique en Islam, notamment le chiisme. Les chapitres suivants analysent principalement ce qu’on pourrait appeler la phénoménologie de Corbin. Les phénomènes ne sont jamais donnés en tant que tel, il s’agit de savoir comment ils apparaissent. Dans ses recherches sur la philosophie islamique, Henry Corbin prend acte d’une perception “gnostique” de l’univers. Le gnostique découvre un univers caché aux autres parce qu’il s’en rend présent. Cette découverte a lieu par le biais de la “remontée” (ar. ta’wil) d’un langage lui même multiple. Il s’agit du langage philosophique lui-même, mais aussi et surtout celui du texte de la Révélation, s’agissant de penseurs musulmans. La méditation sur le texte sacré laisse apparaître des profondeurs de significations en fonction de l’intensité de l’acte d’être du méditant, et en même temps, ces nouvelles lectures le transforment, le spiritualisent. La même remarque peut mutatis inutandis valoir pour la lecture du Livre de l’univers, objet de l’Art par excellence qu’était l’alchimie.
Cette référence à l’alchimie permet de mieux approcher les modalités de l’herméneutique mise en œuvre. Celle-ci n’est pas seulement conceptuelle, mais engage également l’imagination, cette faculté créatrice que Corbin a explicité en de nombreux passages de son oeuvre. Les gnostiques musulmans parlent de mondes “cachés”, ce qui ne signifie pas qu’ils soient tous invisibles. L’imagination créatrice permet d’y avoir accès, car elle s’ouvre précisément au lieu ontologiquement déterminé où les Idées prennent forme, où les esprits angéliques deviennent perceptibles par le biais des visions, rêves et intuitions imaginatives (pp. 66 s.). Les images visionnaires permettent de comprendre – par voie symbolique – les événements de la vie; par là, elles transforment la personne qui les éprouvent. Elles ne sont pas de simples expériences visuelles passagères. Elles sont de véritables “rencontres avec l’ange”. Et ici nous entrons en contact avec un des thèmes que Corbin a souligné avec le plus de force. Le monothéisme propose à ses adeptes la vision d’un Dieu créateur immense, cosmique, créant du même coup une distance immense entre le croyant et son Seigneur. Ce “paradoxe du monothéisme” induit la nécessité de concevoir des intermédiaires: et c’est précisément cette nécessité de l’angélologie que H.Corbin souligna dans plusieurs de ses ouvrages (p. 162). L’expérience du mystique, c’est d’abord la jonction avec la dimension la plus élevée, la plus spirituelle de son propre être, avec cet ange qui est en quelque sorte sa contrepartie céleste. Et c’est précisément cette rencontre avec son ange qui permet l’instauration d’une conscience vraiment personnelle (p. 86, 95). Au travers de cette expérience, la personne humaine est capable de connaître la Face personnelle du Dieu cosmique. Mais ceci ne peut avoir lieu qu’au terme d’un long pèlerinage, d’une longue transformation permettant la manifestation de la Face de Dieu, de son apparence extérieure manifesté sous la forme de l’ange, qui se trouve coïncider avec la dimension la plus intérieure de l’âme humaine. Ce retournement de la conscience humaine, exprimé par H. Corbin dans plusieurs textes essentiels (p. 59, 121), adonné précisément son titre à l’essai de T.C.
L’ouvrage de Tom Cheetham apparaît au total comme une oeuvre fort utile et salutaire. Il permet au lecteur de se faire une idée précise des propositions philosophiques de Henry Corbin, et cela sans avoir à faire le détour par l’étude d’auteurs islamiques médiévaux analysés dans les quelques vingt volumes de l’oeuvre. Bien sûr, il évite les innombrables nuances à apporter entre les positions respectives et souvent divergentes des penseurs ‘orientaux’ convoqués – Avicenne et Sohravardi, Ibn ‘Arabî et Mollâ Sadrâ – mais ce n’était pas le lieu ici d’en faire état. Son style clair et concis, faisant aux citations une place utile mais non envahissante, rend compte de la pensée de Corbin avec une sympathie évidente pour ses principes et ses conclusions, mais en gardant la distance d’un essayiste qui ne s’identifie pas non plus avec son objet.