Progressio harmonica et expérience spirituelle chez Henry Corbin
Par Françoise Bonardel
Henry Corbin ne fut pas seulement le grand savant, l’herméneute incomparable que l’on sait mais un mélomane aussi attentif que passionné. Durant les concerts qui faisaient suite aux échanges intellectuels lors des fameuses rencontres d’Ascona – je tiens cette anecdote de G. Durand, son frère d’armes en matière de chevalerie spirituelle – Corbin cherchait toujours à se placer le plus près possible de l’orchestre et tout particulièrement du piano afin d’en mieux percevoir les sons et de ne rien manquer de leurs harmoniques. Dans le très beau texte qu’il a dédié à « l’esprit » de ces rencontres, Corbin se place d’entrée lui-même dans la peau d’un instrumentiste scrupuleux : « Si dans les pages qui suivent, certaines lignes semblent vibrer, peut- être, sous un coup d’archet trop vigoureux, que l’on veuille bien expressément se souvenir de l’intention qui les anima ». C’est par une allusion musicale que se termine également l’hommage rendu à Eranos dont Corbin, assumant cette fois-ci le rôle du chef d’orchestre, dégage le sens caché à l’intention des générations futures : « celui d’une symphonie dont l’exécution serait reprise chaque fois en sonorités plus amples et plus profondes – celles d’un microcosme dont on ne peut attendre que le monde lui ressemble, mais dont on peut espérer que l’exemple se propage dans le monde .» N’est-ce pas là parler, sans la nommer, des effets spirituels de laprogressio harmonica ?
Je crois par ailleurs me souvenir que Corbin ne fut pas tout à fait étranger à l’évolution des goûts musicaux de Gilbert Durand, au départ plus mozartien que wagnérien. Et si la mort de Corbin n’avait pas mis fin à leurs échanges, un dialogue était entre eux prévu, à Ascona justement, sur « Mozart et Wagner » ; Corbin ne parlant que rarement de Mozart – qu’il jugeait trop « léger », me confiait récemment G. Durand – tandis que les références à Wagner abondent dans ses écrits. Ce sera justement l’une de mes interrogations : quand Corbin parle de Wagner, c’est au penseur, à l’auteur des livrets des drames musicaux qu’il se réfère, et pas au musicien. Explicitement tout au moins. Est-ce à dire que l’un l’ait emporté dans son esprit sur l’autre, ou qu’ils n’aient à ses yeux fait qu’un ? C’est là un point sur quoi je souhaite revenir dans la dernière partie de mon exposé consacré à la notion de progressio harmonica dans son rapport étroit, intime, à l’expérience spirituelle. Mon intuition première me porte en effet à penser qu’il s’agit là d’une clé de lecture relativement peu explorée de l’œuvre de Corbin, dont nous n’avons peut-être pas entendu toutes les harmoniques sur le plan herméneutique où il situa lui-même ce parallélisme. Une clé permettant de restituer toute sa portée spirituelle et sa dimension alchimique à l’équation herméneutique en soi banale depuis Schleiermacher, Gadamer, Heidegger, et selon laquelle comprendre revient à savoir entendre ; Corbin ayant il est vrai tiré la notion classique de « compréhension » vers celle d’implication pour mieux faire ressortir l’engagement personnel du sujet dans l’acte qui fait de lui un herméneute, incluant de ce fait dans sa propre existence le « sens vrai »auquel il a été capable d’accéder : « Cela postule que l’acte de comprendre s’accomplit au présent ; le sens du signe est impliqué dans celui qui le comprend, parce qu’il est celui à qui il s’adresse .» Ainsi entendue, la compréhension en qui dominent audition et implication va se révéler le trait d’union entre deux formes d’ expérience, musicale et spirituelle.
J’ajouterai enfin, pour clore mon propre prélude, que l’appartenance de Corbin au protestantisme ne fut probablement pas sans effets sur son intérêt – de mélomane et d’herméneute – pour l’impact spirituel de la très grande musique : celle de Liszt, de Wagner et de Bruckner dont il admirait l’amplitude sonore et les subtilités harmoniques, plus encore que de celle de Mozart ou même de Bach. Corbin s’inscrit en effet dans une lignée spirituelle dont le fondateur a fortement contribué au changement de paradigme culturel qui a marqué le début du XVI° siècle en optant pour la musique plutôt que pour les arts plastiques. On connaît l’intérêt de Luther pour la musique, tel qu’il l’a lui-même exprimé dans ses Propos de table : « La musique est un splendide don de Dieu, tout proche de la théologie », disait-il, ajoutant qu’elle était haïe du Diable en ce qu’elle aidait les hommes à « chasser bien des tentations et des mauvaises pensées. » L’on sait par ailleurs l’importance du chant choral dans la transmission de l’esprit de la Réforme, à quoi Michelet a consacré dans sonHistoire de France quelques pages lyriques : « Luther ouvrit la voie, et dès lors toute la terre chanta, tous, protestants et catholiques (…)Ce fut un chant vrai, libre, pur, un chant du fond du cœur, le chant de ceux qui pleurent et sont consolés, la joie divine parmi les larmes de la terre, un aperçu du ciel.» Mais d’un « aperçu » Corbin s’est-il contenté ? C’est le ciel tout entier dont la musique était à ses yeux capable de restituer la dimension pléromatique au gnostique dont l’écoute se serait suffisamment affinée : « Il y a peut-être une surdité herméneutique comparable à la surdité musicale », constate-t-il en effet dans En Islam Iranien. , pensant au déficit spirituel et auditif dont souffrent à cet égard les Occidentaux Ce que proposa donc en son temps Luther : guérir la mélancolie de l’homme pécheur par la musique – Corbin l’offrit à ses contemporains, devenus nihilistes à force d’agnosticisme et d’athéisme. Entre la matrice sonore luthérienne et le creuset iranien la progressio harmonica pourrait bien être le lien, la Forme (Gestalt) métahistorique susceptible d’arracher les âmes à leur surdité et à leur sommeil spirituel.
Je ne m’attarderai guère sur le goût occasionnel de Corbin pour la terminologie musicale dans ce qu’elle peut avoir de purement rhétorique : ainsi parle-t-il plus volontiers de prélude que d’introduction ou de préface ; et l’usage qu’il fait parfois du mot Rhapsodie – dans le prélude à la traduction de l’Aesthetica in nuce de Hamann par exemple – a lui-même quelque chose de « rhapsodique », autant dire d’un peu litanique et emphatique. Je m’y intéresserai par contre dans la mesure où Corbin restitue le plus souvent à la métaphore – musicale en l’occurrence – le pouvoir d’arrachement qui est étymologiquement le sien ; metaphorein signifiant porter au-delà, trans-porter comme le fait à sa manière la méta-physique. Conscient de cette possible édulcoration du sens premier du mot, Corbin jugera d’ailleurs nécessaire de clarifier sa position : « En parlant de perspective herméneutique, c’est-à-dire des niveaux de signification correspondant aux résonances de la Parole divine aux différents plans d’univers, et en orientant les problèmes dans le sens de ceux que nous pose la perspective sonore, notre propos n’est nullement de parler par métaphore .» Si ce n’est par « par métaphore » que parle Corbin, c’est que la métaphore a retrouvé dans son propos le pouvoir qui est originellement le sien, décuplé du fait même d’être musicale. C’est la musique qui est en elle-même et en ce sens méta-phorique.
Aussi Corbin me paraît-il sur ce point plus proche du métaphysicien Pierre Boutang que du philosophe et musicien Vladimir Jankélévitch montrant comment la musique entretient, comme une sorte de plaie toujours vive, la nostalgie d’un au-delà inatteignable et d’autant plus insaisissable qu’est fortement ancré en l’homme, conscient de sa finitude, le sentiment de l’irréversible. C’est « quelque part dans l’inachevé » qu’est dès lors entraîné l’auditeur, comme le suggère si bien le titre d’un ouvrage de Jankélévitch. La musique, écrit par contre Boutang dans ce livre admirable qu’est Ontologie du secret, «se présente toujours dans une direction vers cela que je ne pourrais saisir sans en être irrémédiablement transformé. » Mais chercherait-on à se diriger vers « cela » si l’on n’en avait ici-bas la nostalgie ? La réponse de Corbin diffère de celle de Jankélévitch en ce que la musique – le drame musical wagnérien en particulier – prouve la possible transformation du temps en espace où peut dès lors « avoir lieu » une transmutation de la nostalgie initiale en désir de mettre effectivement en Œuvre, au sens alchimique du terme, cet arrachement aux réalités d’ici-bas ; le Temps cyclique n’étant pas aux yeux de Corbin celui d’un Eternel Retour, mais « le Temps du retour à une origine éternelle .»
Dans quels ouvrages et en quelles circonstances Corbin parle-t-il donc de la progressio harmonica ? Une première fois dans Terre céleste et corps de résurrection (1961), puis une seconde dix ans plus tard et de façon plus élaborée dans En Islam iranien (1971). De l’un à l’autre texte Corbin a amplifié, affiné, complété la description et la portée spirituelle d’une technique musicale imprégnant de fait, même si elle n’est pas explicitement mentionnée, toute son hermétique. Ce que désigne précisément la progressio harmonica Corbin le rappelle d’entrée, parlant à ce propos de « phénomène exemplaire » : « Quiconque est quelque peu familier avec l’orgue, sait ce que l’on y désigne sous le nom de « jeux de mutation ». Ce sont des jeux qui permettent à chaque note de « faire parler » simultanément plusieurs tuyaux de longueur différente ; on perçoit donc ainsi, outre le son fondamental, un certain nombre d’harmoniques. Parmi les registres qui les commandent, la progressio harmonica désigne un jeu qui fait entendre plus d’harmoniques au fur et à mesure que l’on progresse vers l’aigu, jusqu’à ce qu’à partir d’une certaine hauteur résonne en outre simultanément le son fondamental. »
Ce qui à l’évidence fascine Corbin dans ce « jeu » n’en est pas seulement la fécondité créatrice permettant à un seul son d’accoucher de multiples harmoniques. C’est le fait qu’une telle prolixité, facteur de complexité harmonique, soit également « progressive », exponentielle en somme dans ses effets sonores puisque le nombre des harmoniques est démultiplié à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des sons et que l’on « progresse » ainsi vers l’aigu en vertu d’une sorte de tropisme assez comparable à celui de l’héliotrope dépeint par Proclus : « L’héliotrope se meut selon qu’il est libre d son mouvement, et dans le tour qu’il fait, si l’on pouvait entendre le son de l’air battu par son mouvement, on se rendrait compte que c’est un hymne à son roi, tel qu’une plante peut le chanter », écrivait en effet Proclus. Or, il est de surcroît un point ultime dans cette irrésistible ascension où l’épanouissement de cette myriade d’harmoniques restitue simultanément le son fondamental d’où elles sont issues et donne ainsi à l’espace sonore ouvert par la progressio harmonica une globalité qui en fait aussi une sorte de creuset, un « monde » u-topique qui soit aussi une « Terre de résurrection» à l’image de ce « corps spirituel » qu’est en soi la musique. Ni ouvert ni fermé, ni sensible ni intelligible mais imaginal, cet espace-temps musical symbolise alors aux yeux de Corbin avec celui décrit par les mystiques et gnostiques persans, dans lequel se conjuguent tout aussi harmoniquement vision et audition.
C’est en effet sur ce « rapprochement maximum » entre espace visuel et espace sonore que Corbin met principalement l’accent dans les pages de En Islam iranien où il « reprend » et amplifie le thème de la progressio harmonica mais en comparant cette fois-ci ses effets à ceux, visuels, du « jeu des miroirs » : « En premier lieu, par le jeu des miroirs, tel que chaque objet s’y trouve répété d’image en image, la présence de cet objet ne se trouve jamais limitée à l’acte d’une présence unique et solitaire ; chaque apparition de l’objet en un point implique ipso facto son apparition en d’autres points, c’est-à-dire son auto multiplication en autant d’images qu’il y a de miroirs et de réfléchissements de miroirs ; De même dans l’espace auditif, chaque son est répété d’octave en octave ; chaque présence d’un son en un point donné de l’espace auditif implique la répétition de sa présence, à la hauteur homologue, d’octave en octave. Plus encore, c’est tout le « champ » d’une tonalité donnée qui se trouve répété d’octave en octave, de même que tout l’espace de la chambre aux miroirs se trouvé répété par le réfléchissement ‘image en image. »
Entendons bien que la démultiplication de l’image et du son dont il est ici question n’est pas un simple phénomène esthétique, en soi fascinant ; ni un éclatement de l’identité comparable à celui auquel assiste le héros du Loup des steppesde H.Hesse dans une chambre où de multiples miroirs lui rendent perceptible l’inexistence de son Moi. Tel serait peut-être le risque si la multiplication n’était justement progressive et orientée, polarisée par ce plan de stabilité qu’est provisoirement l’octave supérieur ; lequel n’est cependant pas un simple pallier incitant à reprendre indéfiniment l’ascension puisqu’il renvoie au son fondamental et donc à l’origine d’où proviennent images et sons. Poursuivant ce parallèle entre vision et audition, Corbin parle à son propos de loi de réversion : « cette loi qui fait que tout mouvement à partir d’un son de l’échelle musicale nous fait progresser vers et arriver à un même son, à l’octave .» C’est toujours deprogression qu’il s’agit en fait là, induisant il est vrai ce qui, dans ce processus, est à proprement parler réversion : le « retour » du son fondamental au travers de l’octave, homologue à l’émergence du sens ésotérique sous le sens apparent et au retour de l’âme enfin parvenue « chez elle » au terme de son exil ; et sans qu’il soit désormais possible de dire quel retour – auditif ou visuel, musical ou herméneutique – est à l’image de l’autre puisqu’une matrice archétypale semble leur être commune, dont le système musical occidental serait lui-même l’expression : « Ce qui dans notre système tonal est désigné comme l’intervalle de quinte ou dominante, marque le point de distance extrême par rapport au son fondamental ; à partir de ce point s’opère un renversement dans la direction ; la progression en avant devient retour au point de départ, au son fondamental à l’octave. C’est pourquoi l’on a parlé, non sans raison, du « miracle de l’octave » comme d’une chose sans autre exemple ni parallèle dans le monde phénoménal .» Est-il besoin de préciser que Corbin ne cherche nullement à donner un fondement scientifique à ses déductions herméneutiques mais à mettre au jour la cellule-m ère qui pourrait bien constituer le seul fondement valide de toute progression scientifique ? Sa démarche reste cet égard proche de celle de Husserl ou de Heidegger, bien qu’elle se déploie dans un « champ » différent.
Du potentiel musical de l’orgue Corbin ne retient donc pas ici les effets les plus grandioses et spectaculaires, ni le pouvoir quasi démiurgique d’ébranler les âmes par des fracas sonores dignes du dernier Jugement, ou de les ramener sur la voie de la vertu par des sonorités d’une suavité toute angélique. Ce sont les « jeux de mutation » qui retiennent son attention, comme ils captivèrent celle de H.Hesse qui en tira néanmoins une tout autre leçon. On se souvient en effet que le « jeu des perles de verre » empruntait à l’orgue l’idée même d’un « jeu » susceptible de synthétiser les différents ingrédients d’une culture désormais éclatée, dépourvue de centre de gravité ; de les synthétiser et d’en extraire la quintessence en vertu d’une « alchimie » dont Hesse affirmait l’opérativité sans en donner pour autant la clé : « Cet immense matériel de valeurs spirituelles, le joueur de Perles de Verre en joue comme l’organiste de ses orgues, mais les siennes sont d’une perfection presque inconcevable ; leurs claviers et leurs pédales explorent le cosmos spirituel tout entier, leurs registres sont pour ainsi dire sans nombre, et théoriquement cet instrument permettrait de reproduire dans son jeu tout le contenu spirituel de l’univers.» Ainsi le Jeu en question se révèle-t-il une gigantesque combinatoire dont la manipulation et la compréhension est en fait réservée à une petite élite masculine aux mœurs quasi monacales dont aucune présence féminine ne vient perturber la sérénité. Tel n’est pas ce que Corbin extrait pour sa part des « jeux de mutation » propres à l’orgue même si la progressio harmonica fait elle aussi figure d’antidote à la décadence spirituelle inhérente à ce que Hesse nommait pour sa part si justement « l’âge de la « page de variété ».
Une objection vient évidemment à l’esprit : Corbin n’a-il pas ainsi privilégié, à travers le jeu d’orgue, le système tonal occidental sans prendre du tout en compte le caractère modal de la musique arabe et persane et ses affinités naturelles avec le climat spirituel de gnose shi’îte et de la mystique soufie ? A cette objection Corbin a d’avance répondu : « C’est pour nous, hommes d’Occident, qu’il s’agit principalement, par les moyens qui sont en nous, d’atteindre en sa source une expérience qui nous dévoile une spatialité autre que notre spatialité « quotidienne », et qui par là même nous découvre un royaume où, de plein droit, se puissent authentifier et certifier les configurations visionnaires de nos « théosophes orientaux ». Ce n’est donc pas à une simple transplantation culturelle qu’incite la progressio harmonica, même si c’est bien au comparatisme qu’elle conduit mais à un autre niveau, on va le voir, que celui communément pratiqué par les érudits. Il ne s’agit pas de s’évader vers un ailleurs grâce au pouvoir des sons, ni de trouver refuge dans un espace sonore exotique et accueillant, mais de redécouvrir l’existence d’une telle spatialité grâce à ce qui s’y prête le mieux en Occident même à savoir la musique, fût-elle tonale. Finalement, écrit Corbin, « c’est toute une philosophie mystique de la musique qui nous est transmise, ou à laquelle nous sommes invités, par ces traditions. Ici, les voix de tous les instruments de musique, notamment celles de l’orgue, sont autant d’échos de l’incantation de la Simorgh. »
Une incantation « primaire » si l‘on peut dire, au sens où Spengler parlait de « symbole primaire » de la culture ; une sorte d’Ur-mélodie en somme qui, si elle est perçue comme un appel, est susceptible de remettre les Occidentaux en marche sur la voie d’une Terre spirituelle depuis longtemps perdue : celle de Hûrqalyâ dans l’Iran mazdéen, à propos de quoi Corbin a justement développé pour la première fois l’exemplarité musicale et spirituelle de la progressio harmonica. Un pont musical est ainsi jeté entre Orient et Occident et je dirais volontiers que l’herméneutique spirituelle s’appuie sur ces deux piliers sonores que sont d’une part la progressio harmonica telle que l’Occident permet de la théoriser et de la pratiquer grâce aux jeux d’orgue ; de l’autre l’incantation de la Simorgh qui n’en a sans doute pas la précision technique mais dont la fécondité a nourri la spiritualité iranienne : « Toutes les connaissances dérivent de l’incantation de la Simorgh, écrivait Sohravardî. Les instruments de musique merveilleux, tels que l’orgue et d’autres, ont été produits de son écho et de ses résonances. » Ce double motif musical va se révéler dans les écrits de Corbin opératif au moins sur trois niveaux : l’histoire spirituelle de l’Iran, l’herméneutique spirituelle en tant que telle évidemment, et le possible comparatisme entre Orient et Occident, revisité par l’esprit de la musique, de cette musique là en tout cas..
Au départ en effet, la progressio harmonica est supposée rendre plus compréhensible la continuité ésotérique de l’histoire spirituelle de l’Iran. Loin d’opposer plusieurs périodes historiques et deux religions – le mazdéisme et l’Islam shî’ite – Corbin montre au contraire à l’aide de cette expression empruntée à la musique qu’une oreille exercée peut redécouvrir en l’un la « reprise » de l’autre en vertu d’une réappropriation qu’il fut bien dire amplificatrice et transfiguratrice puisqu’il ne s’agit pas d’une simple répétition mais d’une véritable renaissance, d’une résurrection engageant par là même une certaine conception de la tradition, sur quoi Corbin est maintes fois revenu : « Sans cet acte perpétuellement créateur, toute tradition ne fait qu’étirer son cortège funèbre sur la voie de la causalité historique ; pas de Tradition en vie sans perpétuelle renaissance, c’est-à-dire nouvelle naissance . » Tandis que la causalité historique ne permet de mettre au jour que des continuités et des ruptures factuelles, la progressio rend possible l’exhumation de Formes, de Figures -archétypes dont la répercussion, d’octave en octave, fait aussi de l’espace de résonance où elles évoluent un creuset de transmutation. Aussi la progressio est-elle l’expression musicale de ce que Corbin nomme aussi, de façon plus philosophique, « principe d’arrachement ». Quand donc Corbin propose de schématiser l’histoire spirituelle de l’Iran en fonction de trois types de Livres – Livre des Rhapsodies, Livre des héros, Livre de « L’Orient » - ce n’est pas une simple catégorisation thématique qu’il établit mais une progression « harmonique » rendant à la fois intelligible et sensible le passage de l’épopée héroïque à l’épopée mystique.
De ces trois Livres le premier, celui des Rhapsodies, retient évidemment notre attention en raison de son rapport direct à la musique : « une pure épopée musicale du non- énonçable en paroles », dit de lui Corbin . Quelque chose du même ordre, peut-être, que le fameux accord en mi mineur au tout début du Prélude de L’Or du Rhin : une cellule-mère en somme, d’où se déploiera un univers – la saga musicale du Ring - à quoi Thomas Mann a consacré des analyses si remarquables sur l’origine commune du mythe et de la musique . En fait, l’ébranlement sonore dont il est question dans le Livre des Rhapsodies va s’étendre et s’amplifier au travers des autres Livres dont la musicalité se révèle dès lors trans et métahistorique. Mais le plus significatif pour notre propos est surtout que Corbin dise avoir emprunté ce « principe d’arrachement » à Liszt, qui en avait fait le maître d’oeuvre de la composition de ses Rhapsodies, reprenant elles-mêmes une donnée musicale plus archaïque, déjà opérative dans la musique des Bohémiens : « C’est que ce principe d’arrachement suppose le contact avec des forces en quelque sorte explosives, et dont maintes musiques, celle des Bohémiens de Liszt notamment, mais non pas elle seule, peuvent nous donner l’aperception immédiate .» Procédant en tant que compositeur comme le ferait un herméneute, Liszt a donc mis musicalement « en Œuvre » le même type d’épopée que celles à quoi s’intéresse Corbin : un type de récit auquel ce dernier donne fréquemment le nom de Récital et dont le déploiement - progressif et harmonique - réveille un son fondamental dont la résonance, englobante et amplifiante, se révèle aussi absolvante en ce qu’elle met fin à l’irréversibilité du temps. La notion de Récital ainsi entendue suppose donc la contraction de plusieurs donnée essentielles à l’écoute herméneutique : l’existence d’un récit initial dont la « reprise » » harmonique à des octaves différents donne à la performance ainsi réalisée un caractère à la fois individuel et unique, eu égard au caractère initiatique de l’expérience personnelle qu’elle suscite ; et archétypique puisque c’est une même Forme qui ainsi se déploie, à des niveaux de conscience correspondant à autant de « mondes » successifs. La manière dont Corbin utilise la progressio harmonica comme « principe d’arrachement » à la causalité historique fait donc déjà du récit de l’histoire de l’Iran un Récital, autant dire un acte herméneutique.
Quant à l’herméneutique spirituelle à proprement parler – le fameux ta’wîl – elle suppose un qualité d’écoute et d’audition « compréhensive » toute particulière que Corbin a indifféremment qualifiée de musicale, harmonique, angélique, imaginative et hurqalyienne parfois aussi : « En définitive il s’agit, avec le ta’wîl, d’une perception harmonique : entre un même son (un même verset, un même hadîth, voire tout un contexte) simultanément et à plusieurs hauteurs(…)Parce qu’aussi bien le secret de toute progression d’accords, en harmonie, dépend du ta’wîl d’un accord donné. » Nul doute à cet égard que la tradition orientale du sama’ – du concert spirituel – contribue à arracher l’auditeur à ses préoccupations exotériques et profanes et à affiner sa capacité d’écoute spirituelle, comme le note Corbin : « C’est là même qu’Ibn’ Arabî décèle la cause de l’émotion qui nous ébranle lors d’une audition musicale, car il y a sympathieentre la réponse de notre virtualité éternelle à l’Impératif qui l’éveilla à l’être, et notre pressentiment des virtualités que l’incantation sonore nous semble évoquer et délivrer. » Mais n’en dirait-on pas autant, après tout, des grandes œuvres de la musique sacrée occidentale ? Ce n’est certes pas le patrimoine musical qui fait défaut à l’Occident mais l’écoute appropriée, capable d’en accueillir la sacralité comme un événement par quoi chaque âme peut se sentir concernée, affectée. L’urgence n’est donc pas pour lui d’aller emprunter à l’Orient ses techniques musicales d’extase ou même de guérison, mais de retrouver l’espace-temps qui a permis à une telle musique de se déployer en autant d’octaves qu’il y a pour l’âme de « mondes » à explorer..
Parlant du « sens musical de la mystique persane » , Corbin joue en fait sur un double registre : sur la musicalité de cette mystique dont rien ne peut exprimer la teneur spirituelle hormis la musique ; et sur le fait que le concert spirituel (sama’) - tel qu’on le conçoit en Orient tout au moins - en est à la fois l’accompagnement et l’expression la plus accomplie : « Pour les non- parfaits, disait Rûzbehân de Shirâz, il n’apporte qu’agitation, mais pour les parfaits il est une aide. Ceux qui vivent selon leur nature instinctive et dont le coeur est mort ne doivent pas entendre le sama’ car ils n’en tireront que des maux. » Aucun d’eux n’est en effet capable de ressentir comme un Appel la plainte nostalgique de la flûte de roseau chantée par Rûmî, et pas davantage la tristesse des sons à quoi fait lui aussi allusion Shoravardî. De fait Corbin s’attarde moins sur le concert en tant que tel que sur la « mutation » qui s’y produit lorsque l’ouïe spirituelle se substitue à l’audition corporelle, si subtile fut-elle : « Rûzbehân en fut un adepte fervent jusqu’aux dernières années de sa vie. Mais voici qu’alors il n’eut plus besoin de l’intermédiaire des sons sensibles ; l’inaudible se faisait entendre de lui en une pure musique intérieure. Telle est la raison qu’il donna à un ami qui l’interrogeait sur les raisons de son abstention : « Désormais, lui dit-il, c’est Dieu même qui est en personne l’oratorio que j’écoute ; je m’abstiens d’écouter tout autre concert que lui-même .»
De la Rhapsodie archaïque et indicible où s’origine la progressio harmonica à la musicalité tout aussi ineffable de l’extase mystique, tout paraît donc n’être que « musique » dans le cheminement spirituel de l’Homme de lumière. Or, se faisant ainsi le porte-parole d’un « sens musical » qui à l’évidence le ravit, et prenant acte d’une ineffabilité commune à la mystique et à la musique, Corbin n’en a jamais conclu – comme on le fait souvent hâtivement en Occident – qu’une telle ineffabilité pouvait se substituer au processus – herméneutique et alchimique – dont l’opérativité spirituelle fait de l’indicible tout autre chose qu’un aveu d’impuissance à Oeuvrer et à décrire l’expérience qui vous a transformé. Contrairement à une idée reçue les mystiques ont beaucoup et bien parlé de ce qui les a un jour si durablement bouleversés.
La musicalité dont il est ici question renvoie donc, pour être comprise, à l’herméneutique spirituelle et à la forme particulière de « reprise » induite par la notion de ta’wîl dont Corbin n’a lui-même cessé de « reprendre »dans ses écrits la définition, comme s’il s’agissait pour ses lecteurs d’un point d’ancrage et de départ aussi capital que ce qu’il nomme à la suite de Liszt Rhapsodie : « L’opération consiste à « faire revenir », ramener, reconduire à l’origine, non point seulement le texte d’un livre, mais aussi le contexte cosmique dans lequel est emprisonnée l’âme », écrit-il par exemple dans Avicenne et le récit visionnaire. Tout comme le récit nécessitant, pour se révéler vraiment initiatique de devenir Récital, d’être personnellement ré -cité, la musique ne tient sa musicalité que d’être jouée et indéfiniment « reprise » à chaque exécution par les instrumentistes qui lui donnent ainsi un « corps », éphémère certes mais dont la manifestation s’apparente pourtant à une perpétuelle résurrection. Exécutée, comme on dit en Occident, à partir d’une partition qui en est la matrice, la musique se déploie de surcroît spontanément dans un espace-temps ni purement sensible ni pleinement intelligible dont la parenté avec le « monde imaginal » mériterait sans doute d’être davantage soulignée que ne l’a fait Corbin.
Si toute herméneutique spirituelle est pour l’essentiel l’histoire, ou plutôt la hiéro histoire d’un exil suivi d‘un retour – retour au sens ésotérique d’un texte, ou de l’âme à sa vraie patrie – la musicalité qui est sienne se manifeste sur plusieurs plans et à plusieurs niveaux correspondant à ce que la progressio harmonica permet de percevoir comme autant d’octaves, et cela chaque fois que le son fondamental réapparaît - telle une basse continue dit parfois Corbin - en même temps que les harmoniques. D’octave en octave pourtant, l’âme qui s’arrache au sens exotérique de son existence et au temps chronologique qui la mortifie se rapproche de la Forme archétype qui de toute éternité l’attend, à sa mort ou de son vivant : « La conscience globale de ce passé et de l’avenir auquel il nous invite par delà les limites de la chronologie, ne peut atteindre que musicalement son caractère absolu », conclut Corbin. Et comme pour confirmer que le titre d’ « oriental » n’appartient pas en propre aux Persans mais à tout Homme de lumière en marche vers sa Forme d’éternité, Corbin prend pour témoins de cette ultime métamorphose deux musiciens occidentaux : l’auteur de Mort et Transfiguration (R.Strauss) disant sur son lit de mort « reconnaître »la vérité de ce qu’il avait de son vivant pressenti ; et G.Mahler dont la symphonie Résurrection atteste elle aussi qu’il est bien une limite « où la limite même cesse d’être une limite pour devenir un passage. » Ce faisant, Corbin confirme aussi que la progressio harmonica est susceptible de faire résonner à l’unisson Orient et Occident quand en viennent à symboliser l’un avec l’autre deux mondes, ou plutôt deux « octaves de mondes ».
Beaucoup de choses pourraient en effet changer, en matière de comparatisme, si l’érudition requise par ce type d’exercice laissait aussi place à l’imagination active dont Corbin a maintes fois souligné qu’elle était « l’organe par excellence de l’opération alchimique. » Autant dire d’une herméneutique véritablement transformatrice. Telle est la voie ouverte par Massignon – grand maître de l’érudition transfigurée - puis par Corbin sous l’égide de la musique. Parallélismes ou divergences thématiques prennent en effet un autre sens quand il s’avère possible de les resituer dans un même « champ » musical, tonal ; et quand il devient par là même patent qu’existent – par delà tous les regroupements ethniques, linguistiques, philosophiques mêmes – des familles d’esprits répondant à l’appel d’un même son fondamentalet prêts à en suivre l’injonction d’octave en octave jusqu’à ce que la complexité de ses harmoniques les ramènent, transformés, à leur point de départ ; là où il leur devient pour la première fois possible de discerner la présence d’autres pèlerins rentrés eux aussi « chez eux » après leur pérégrination solitaire à l’étranger. Car ce qui permet la communauté n’est ni la proximité spatiale ni même le partage d’intérêts intellectuels mais une commune loyauté à l’endroit du témoin, du messager angélique incarnant cet Appel dont la musique est elle-même l’envoyée, la médiatrice inspirée.
Parfois acrobatiques au regard d’une érudition sèche et stricte, les rapprochements effectués par Corbin prennent sens dès que l’on considère l’appellation de « gnostique » comme le son fondamental dont penseurs et mystiques sont en Orient comme en Occident les harmoniques : « Il y a quelque chose de commun dans la manière dont un Boehme ou un Swedenborg comprennent la Genèse, l’Exode ou l’Apocalypse, et la manière dont les Shî’ites, ismaéliens et duodécimains, ou bien les théosophes soufis de l’école d’Ibn Arabî comprennent le Qorân et le corpus des traditions qui l’explicitent. Ce quelque chose de commun, c’est une perspective où s’étagent plusieurs plans d’univers, une pluralité de mondes symbolisant les uns avec les autres .» Une commune vision du monde, ou plutôt des mondes à n’en pas douter, mais dont le tissu conjonctif est moins d’ordre structurel que musical puisqu’une même qualité d’écoute sert de parenté àtous les gnostiques. On s’étonne donc qu’une donnée si essentielle ne soit pas devenue le fer de lance du dialogue inter -religieux contemporain, souvent enlisé dans un comparatisme sans lendemains. Or, la loi de réversion mise au jour par Corbin suppose tout au contraire un déverrouillage de l‘avenir à la lumière du passé : « Il s’agit plutôt de comprendre ce qui une fois rendit ce passé possible, le fit advenir, en fut l’avenir. Ressaisir ce possible, c’est saisir si ce passé a encore de l’avenir (…) On ne peut se libérer soi-même du passé qu’en libérant ce passé lui-même ; mais le libérer, c’est lui redonner de l’avenir, le rendre signifiant.» N’est-ce pas justement là ce que tenta Wagner dont la présence est si forte dans la réflexion herméneutique et musicale de Corbin ? La relation de Corbin à Wagner mériterait à soi seule un exposé. Je n’en retiendrai ici que les quelques éléments permettant de rouvrir l’horizon herméneutique à la lumière d’une double « reprise » : celle d’un très ancien passé par Wagner et celle, plus inattendue, de Wagner par Corbin au sein de l’Islam iranien.
Je le soulignais d’entrée : c’est l’auteur, le librettiste à l’écoute des anciennes mythologies germaniques et nordiques qui retient d’abord l’attention de Corbin, et cela au bénéfice quasi exclusif de Parsifal sur les autres drames musicaux wagnériens. De Tristan et Iseult, Corbin ne retient pas qu’il ait pu être, comme le pensait Nietzsche, « l’Opus metaphysicum par excellence », même si le couple mythique lui inspire une comparaison avec celui de Majnûn et Layla (« les «’Tristan et Iseult’ de leur épopée mystique » ) ; et si une composante « tristanesque » lui paraît réapparaître chez Rûzbehân de Shîrâz : « un Maître Eckhart qui aurait en outre écrit le roman de Tristan et Iseult . » Le Ring n’est mentionné que dans le cadre d’un exposé sur la tradition « orientale », aux côtés du cycle du Graal, du Pasteur d’Hermas, du Roman de la Rose et de quelques autres écrits épiques et mystiques attestant l’existence des « êtres réels du Mundus Imaginalis .» Parmi ces êtres figurent les Walkyries dont Corbin souligne l’isomorphisme avec les Fravarti mazdéennes : « Il y a certaines apparitions qui signifient toujours l’imminence de l’au-delà », note-t-il dans En Islam iranien , poursuivant une comparaison déjà esquissée dans Terre céleste et dans L’Homme de lumière . Imminence admirablement suggérée par Patrice Chéreau, ai-je envie d’ajouter, dans sa mise en scène mémorable de La Walkyrie.
Mais il est clair que l’intérêt quasi exclusif de Corbin se porte sur Parsifal dont le prélude lui paraît constituer un pont avec le Livre des Rhapsodies. Quelque chose d’à la fois archaïque et de rénovateur dans l’un et l’autre se manifeste, mobilisant autant la vision que « l’audition intérieure .» Une fois encore pourtant c’est la portée initiatique de certaines séquences du drame qui est mise par Corbin en exergue : l’art de poser au Maître l’unique question (« Où et le Graal ? ») dont « va dépendre la réjuvénation du monde .» Et davantage encore peut-être ces deux réponses, devenues de véritables leitmotiv dans l’œuvre de Corbin : celle de Gurnemanz à Parsifal : « Tu vois, mon Fils, ici le Temps devient espace » , et cette autre dont le sens est très proche des vers non moins fameux de Hölderlin dans son hymne « Patmos » : « Seule fermera la blessure, la Lance qui l’ouvrit » ; formule devenue presque aussi incantatoire que le chant de la Simorgh dans l’usage qu’en fait Corbin, esquissant à ce propos un possible parallèle entre la quête de Parsifal et le « Récit de l’oiseau » chez Avicenne. Et si l’on prend pour finir en compte les nombreux rapprochements effectués par Corbin entre l’hermétisme du Corpus Hermeticum , la quête du Graal et l’œuvre de philosophes « orientaux » comme Sohravardî, on s’aperçoit que Wagner est lui-même réintégré dans la famille des « gnostiques » chers à Corbin. Valorisant comme il le fit Parsifal, Corbin n’en a-t-il pas fait, à l’inverse de Nietzsche, l’Opus theosophicum en qui trouverait son accomplissement ultime le Ring ? Le débat est sur ce point loin d’être clos.
En bref, ces quelques exemples montrent assez que Corbin rend davantage hommage au caractère initiatique des récits wagnériens qu’au génie créateur du musicien. Mais l’un est-il concevable sans l’autre ? Corbin semble l’avoir pressenti lorsqu’il écrit à propos de l’incantation de la Simorgh : « Ce récit n’offre en fait qu’une parabole unique, celle de Simorgh exposée tout au long du prologue, à la façon dont le prélude d’un drame musical développe le leitmotiv majeur. » De qui pourrait-il alors s’agir sinon de Wagner ? Une telle notation reste pourtant isolée, et l’on se demande pourquoi Corbin ne s’est pas engagé plus avant dans l’exploration d’un tel isomorphisme, sur le plan musical cette fois-ci. On est en effet frappé, connaissant les drames musicaux wagnériens, de ce que leitmotiv et chromatisme paraissent à la fois répéter et renouveler la formulation de l’exigence spirituelle inhérente à la progressio harmonica :
Le chromatisme en ce qu’il affine les degrés de l’ascension sonore au point d’en rendre les harmoniques infiniment subtiles, et chaque fois bouleversante pour l’auditeur leur retombée sur l’accord initial dont elles exhaussent la gravité pour ainsi dire destinale ; et le leitmotiv en ce qu’il permet l’orchestration - à des niveaux sonores différents et à des moments cruciaux du récit initiatique – et la « reprise » de l’accord fondamental donnant un ton spécifique à chacun des drames musicaux qu’il marque d’entrée de jeu de son sceau harmonique. C’est à cet égard toute la musique de Wagner qui transforme le temps en espace visionnaire de transmutation, comme l’avait pressenti Baudelaire à propos du Prélude de Lohengrin, et comme le redoutait pour de tout autresraisons Claudel, effrayé de perdre pied dans le magma sonore wagnérien . Tel est aussi le rôle de la progressio harmonica : rétablir le lien, la circularité entre deux horizons – de préexistence et de surexistence – afin que redevienne » harmonique » le déroulement même de l’existence. Rendons hommage à Corbin de nous en avoir rappelé l’urgence spirituelle et la possibilité, musicale et herméneutique.
Copyright Françoise Bonardel
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Texte traduit in J.During, Musique et extase, Paris, A.Michel, p. 210.
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H.Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1964. p.16.
H.Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, op.cit., p.18-19.
H.Corbin, En Islam iranien, op.cit., t.III, p.134.Cf.aussi Face de Dieu, face de l’homme, op.cit., p.203.
H.Corbin, En Islam iranien, op.cit., t.II, p.365.
H.Corbin, En Islam iranien, op.cit., t.II, p.244.
H.Corbin, Terre céleste et corps de résurrection, op.cit., p.81 ; L’Homme de lumière dans le soufisme iranien, op.cit., p.42.
H.Corbin, Face de Dieu, face de l’homme, op.cit., p.179. Cf.aussi Temple et contemplation Paris, Flammarion, 1980, p. 398.
H.Corbin, L’Homme et son Ange, Paris, Fayard, 1983, p.260.
H.Corbin, En Islam iranien, op.cit., I, p.140 et 178.
H.Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, op.cit., p.208 (notre 328b)
H.Corbin, En Islam iranien, op.cit., t ;II, p.149, 152-154, 163-164, 168-181,183-186, 196, 201. ; t.III, p.133, 144 ; t. IV p.154, 335, 357. Temple et contemplation, op.cit., p.386, 391, 397sv., 421sv.
H.Corbin, L’Archange empourpré, op.cit., p.443.
Cf.sur ce sujet F.Bonardel, Philosophie de l’alchimie, Paris, PUF, 1993, p.543 sv.
H.Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, op.cit., p.10.