Henry Corbin e ʿAllāmah Ṭabātabāʾī: Dialogo filosofico tra Oriente e Occidente in terra di Persia
24 Novembre 2024
Raphaël AUTHIER
« Henry Corbin au Congrès Descartes (1937) et la conception heideggérienne de l’histoire »
Les Cahiers philosophiques de Strasbourg
vol. 56, no. 1, 2024, p. 253-274
Résumé
Que Heidegger ait finalement été absent lors du neuvième Congrès international de philosophie, en 1937, alors qu’il y avait été invité, n’offre pas seulement matière à une investigation biographique et sociologique sur la pratique de la philosophie dans l’entre-deux-guerres. Il y a également là un détail instructif pour la compréhension de la réception de Heidegger en France et pour celle de l’évolution de la pensée heideggérienne. Deux trajectoires se croisent et sont examinées ici : celle d’Henry Corbin, qui fait office de représentant de la pensée heideggérienne lors du Congrès, et celle de Heidegger, dont la position philosophique, notamment sur l’histoire, se transforme substantiellement à cette époque.
Abstract
The fact that Heidegger was finally absent from the ninth International Congress of Philosophy in 1937, despite having been invited, not only provides material for a biographical and sociological investigation into the practice of philosophy in the 1920s and 1930s, it is also of philosophical interest as far as the reception of Heidegger’s texts in France and the evolution of Heidegger’s thought are concerned. Two trajectories intersect and are examined here: that of Henry Corbin, who acted as Heidegger’s representative at the Congress, and that of Heidegger, whose philosophical position, particularly on history, was undergoing substantial transformation at this time.
Extrait de l'article
Introduction
S’il existe dans le contexte de l’entre-deux-guerres des traditions philosophiques variées, dont les contours sont bien souvent linguistiques, celles-ci ne sont pas fermées sur elles-mêmes. De nombreux échanges attestent de l’émergence de quelque chose comme une communauté philosophique internationale, malgré, et peut-être grâce à la coexistence de langues d’écriture et de méthodes différentes. Ces échanges donnent lieu à des rencontres officielles, dont les Congrès internationaux de philosophie représentent la forme la plus visible. Neuf d’entre eux furent organisés durant la première moitié du vingtième siècle, depuis le premier organisé à Paris en 1900 à l’occasion de l’Exposition universelle et à l’initiative de la Revue de métaphysique et de morale, jusqu’à celui de 1937, à nouveau à Paris1. Que Heidegger ait finalement été absent lors de ce neuvième Congrès, alors qu’il y avait été invité2, n’offre pas seulement matière à une investigation biographique et sociologique. Il y a également là un détail instructif pour la compréhension de la réception de Heidegger en France et pour celle de l’évolution de la pensée heideggérienne. Deux trajectoires se croisent et sont examinées ici : celle d’Henry Corbin, qui fait office de représentant de la pensée heideggérienne lors du Congrès, et celle de Heidegger, dont la position philosophique, notamment sur l’histoire, se transforme substantiellement à cette époque.
L’intervention de Corbin au Congrès Descartes
Henry Corbin arrive au Congrès Descartes de 1937 investi d’une charge implicite, celle de porte-parole de Heidegger – à la fois en raison des échanges qu’il a eus avec Heidegger en amont du congrès, et en raison du rôle qui est alors le sien dans le champ philosophique, celui d’introducteur et de premier traducteur de Heidegger en France3.
L’intervention de Corbin, intitulée « Transcendantal et existential », peut être comprise à deux niveaux. Le premier est le plus évident : il s’agit d’une défense de la position heideggérienne, dans un Congrès où Heidegger est finalement absent, et dont les participants sont loin d’être tous favorables à l’entreprise et même au vocabulaire heideggérien. Corbin part de la manière dont Heidegger thématise la notion de « transcendantal » dans Être et temps, ainsi que de l’interprétation heideggérienne de Kant – non pour s’interroger sur une éventuelle compatibilité doctrinale ou conceptuelle entre la position kantienne et la position heideggérienne, mais pour s’interroger sur le sens philosophique qu’il y a à réinterpréter les textes kantiens, et plus largement sur le rapport de n’importe quel philosophe à n’importe quel autre l’ayant précédé dans l’histoire de la philosophie. La question, dit-il, est celle du « rapport effectif entre deux philosophes ou deux philosophies »4 : quel sens y a-t-il, vis-à-vis de philosophes passés, à reprendre leurs questions ? Et en l’occurrence, quel sens y a-t-il à vouloir reprendre la question transcendantale ?
La stratégie de Corbin consiste à prendre immédiatement ses auditeurs en embuscade : il souligne que « rechercher la condition qui rend possible, c’est instituer un problème transcendantal » et que « l’instituer à propos du fait primaire de la ‘compréhension’ [de deux philosophes entre eux], c’est évoquer la tâche de l’analyse existentiale »5. Corbin soutient donc – thèse relativement peu « diplomatique » dans le contexte du Congrès – que poser la question du rapport de deux philosophes éloignés dans l’histoire de la philosophie nous conduit nécessairement à la perspective mi-transcendantale, mi-herméneutique qui est celle de Heidegger. De façon plus générale, Corbin s’attache à défendre, d’une manière parfois polémique, le projet heideggérien d’une « ontologie fondamentale », soulignant en particulier la vanité des formes traditionnelles d’ontologie, celles qui ne thématisent pas préalablement la position spécifique occupée par l’être humain pensant, son rapport au monde, en rappelant que ce que nous disons du monde est toujours précédé et conditionné par une certaine manière d’être au monde.
Mais l’enjeu véritable de l’intervention de Corbin, en léger décalage d’ailleurs avec la question qu’il pose explicitement, est une critique de l’idée de transcendance, lorsqu’on comprend celle-ci comme le lien entre l’esprit humain et une réalité qui le dépasse. Il entend lui substituer une autre conception de la transcendance : celle que l’être humain (compris comme Dasein) entretient d’abord à lui-même, dans son existence (ek-sistence), puis, sur le fondement de cette première forme, celle que le Dasein entretient à quelque chose comme un Dieu ou à un néant divin. La transcendance externe (celle du divin par rapport au Dasein) n’étant possible que sur le fondement de la transcendance interne (celle du Dasein dans son rapport à lui-même). Il y a là le germe de l’itinéraire philosophique ultérieur de Corbin, et le deuxième niveau de compréhension de l’intervention de Corbin. Ce dernier n’a pas jugé incompatible la défense de Heidegger et la poursuite de ses propres objectifs : tout au contraire, il semble à ce moment-là fermement convaincu d’une communauté d’intérêts.
Dans cette perspective, Corbin repart du sens kantien de la transcendance – par quoi il entend le fait que la transformation kantienne de la métaphysique aboutisse à un dépassement pratique du donné (ce qui transcende l’expérience, c’est la loi morale, le devoir-être). Corbin suggère que cette position fait l’impasse sur l’analyse du rapport humain à la temporalité : en posant un devoir-être qui transcende l’expérience mais qui n’est pas lui-même temporel, on court-circuite tout simplement la question de la temporalité. Et il oppose à cela la perspective heideggérienne : notre rapport à l’expérience est toujours structuré par la temporalité, le temps n’est pas seulement une forme dans laquelle nous percevons les phénomènes, mais quelque chose qui structure toute pensée et tout rapport à soi. Le sujet transcendantal que décrivait Kant n’est en réalité pas indifférent au temps, mais intrinsèquement temporel, il « est le temps lui-même », selon la formule de Heidegger que rappelle Corbin6. La transcendance qualifie donc d’abord le rapport que le Dasein entretient à sa propre existence en se projetant dans le monde.
Corbin s’attache enfin à renverser un reproche que l’on avait pu adresser à Heidegger, celui d’avoir aboli toute possibilité de transcendance en plaçant toute expérience sur le plan de « l’existence temporelle et finie »7. S’il n’y a plus de devoir-être intemporel, il semble ne plus y avoir de transcendance. À cela, Corbin répond : « Croit-on vraiment, sans paradoxe, que l’analytique existentiale tende à réduire la réalité-humaine à une réalité-naturelle ? »8. À ses yeux, c’est l’opposition dualiste du temporel et de l’intemporel, de l’expérience temporelle et du devoir-être non-temporel, qui reconduit une conception chronologique et réductrice de la temporalité, et qui empêche qu’on y voie une forme de transcendance. C’est donc méconnaître que « c’est la réalité-humaine qui temporalise »9, c’est méconnaître ce que Corbin appelle l’historialité du Dasein (il est l’inventeur de ce néologisme, ou quasi-néologisme en français, pour traduire l’allemand Geschichtlichkeit), par quoi il s’agit de désigner « la mobilité spécifique de l’existence, qui n’est ni le devenir d’une Nature, ni le continu d’un élan vital »10. Et c’est l’historialité du Dasein, le fait qu’il soit lui-même intrinsèquement temporel, qui constitue « la condition existentiale de l’historicité »11, autrement dit la possibilité de se rapporter à quelque chose comme un passé.
Dans cette perspective, toute appréhension d’une philosophie passée, d’une philosophie comme passée, suppose de se tenir soi-même dans une position qui reconnaisse la temporalité intrinsèque de l’existence humaine. Le Dasein, l’être humain, fait du monde qui l’entoure un monde historique. C’est aussi le cas des philosophes, qui font du monde qui les entoure un monde historique : l’histoire de la philosophie découle finalement du caractère intrinsèquement temporel de l’existence des philosophes. Et on ne peut authentiquement comprendre l’histoire de la philosophie, selon Corbin, qu’à partir de la position heideggérienne12.
La question de l’historicité dans l’itinéraire d’Henry Corbin
Il est assez remarquable que Corbin fasse de l’historicité du Dasein – ou comme il le dit, de « l’historialité » – la clé de la position philosophique heideggérienne13. Ce point apparaît encore plus clairement si l’on examine les autres textes de Corbin dans les années 1930, et en particulier deux textes qui précèdent de peu son intervention au Congrès Descartes.
Le premier de ces textes est un article consacré à « la théologie dialectique et l’histoire », et plus particulièrement à Karl Barth. Corbin y pose la question des « conditions de l’existence historique »14, d’une manière que Heidegger aurait sans doute considérée comme encore un peu trop anthropologique (bien que Heidegger soit mentionné à plusieurs reprises dans l’article15), puisqu’il s’agit de comprendre ce qui fait de l’être humain un « être historique », être qui ne peut être défini que selon un rapport au passé et à l’avenir. À cette époque, quelques échanges de lettres ont eu lieu entre Corbin et Heidegger, et Corbin a déjà fait paraître une première traduction de « Qu’est-ce que la métaphysique ? » en 1931, mais la correspondance n’est pas aussi régulière qu’elle le deviendra à partir de 1935.
Notes
1 Voir S. Soulié, Les Philosophes en République, chap. 3, p. 113-151.
2 Voir la contribution d’É. Mehl dans le présent dossier.
3 Il a publié dès 1931 une première traduction de « Qu’est-ce que la métaphysique ? » dans la revue Bifur, précédée d’une introduction d’Alexandre Koyré, et prépare depuis 1935 pour Gallimard des Morceaux choisis de Heidegger. Voir les notes de S. Camilleri et D. Proulx, « Martin Heidegger et Henry Corbin – lettres et documents (1930-1941) » [désormais HCLD], p. 15-17 et p. 20.
4 H. Corbin, « Transcendantal et existential », p. 26.
5 Idem, p. 24.
6 Idem, p. 28.
7 Idem, p. 29.
8 Ibid.
9 Idem, p. 30.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 La dernière conclusion (seulement esquissée) qu’en tire Corbin est que cela ouvre la possibilité d’une autre forme de théologie, non pas « ontique » et « positive », mais « existentiale », fondée sur une analyse « d’une Subjectivité qui n’est pas le Néant » (idem, p. 31), et au fond sur une forme de théologie négative.
13 Ce que Heidegger lui-même semble dire à cette époque, comme en témoigne le « Prologue » qu’il rédige en guise d’avant-propos à la traduction de Qu’est-ce que la métaphysique ? et d’autres extraits que Corbin fait paraître chez Gallimard en 1938 : « la question fondamentale concernant l’Être […] ne subsiste pas non plus, il est vrai, en soi et en dehors du temps, mais elle est uniquement comme historique. Cela ne veut pas dire qu’elle se présente simplement dans le courant et la marche de l’Histoire, comme un événement à côté de beaucoup d’autres. Que la question fondamentale concernant l’Être soit historique, cela signifie que son fondement est déjà posé avec notre réalité-humaine historique [geschichtliches Dasein], jusqu’ici advenue et encore à advenir » (M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, p. 8). Le choix fait par Corbin des deux chapitres d’Être et temps traduits et publiés dans ce même volume reflète ce primat accordé à la question de l’historicité. Voir également les remarques de Corbin dans l’« Avant-propos du traducteur », p. 16.
14 H. Corbin, « La théologie dialectique et l’histoire », p. 250.
15 Idem, p. 262, puis p. 268-269.