SUR LE NOUVEAU POLYTHÉISME : LETTRE INÉDITE EN FRANÇAIS DE HENRY CORBIN À DAVID LEROY MILLER
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Remerciements
Nous remercions le Professeur David L. Miller, dépositaire du document, pour la permission de publier la lettre dans le texte original et les Professeurs Stéphane Toussaint, Tilo Schabert et Matthias Riedl pour l’autorisation à reproduire sa transcription tirée de!: Stéphane Toussaint, Survivances du polythéisme. Avec une lettre inédite en français de Henry Corbin, in Gott oder Götter? - God or Gods?, Reihe Eranos, Königshausen & Neumann, Würzburg 2009, p. 157-180 : 172-175.
Acknowledgements
We thank Professor David L. Miller, depositary of the document, for the permission to publish the letter and Professors Stéphane Toussaint, Tilo Schabert et Matthias Riedl for the authorization to reproduce its transcription from : Stéphane Toussaint, Survivances du polythéisme. Avec une lettre inédite en français de Henry Corbin, in Gott oder Götter? – God or Gods?, Reihe Eranos, Königshausen & Neumann, Würzburg 2009, p. 157-180 : 172-175.
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Texte, avertissement et notes par Stéphane Toussaint (CNRS-UMR 6576- Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance de Tours – président de la Société Marsile Ficin - www.ficino.it)
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Avertissement
La lettre datée le 9 février 1978 est tapée à la machine sur cinq pages recto. La première page porte l’en-tête du “Ministère de l’Éducation Nationale / Direction des enseignements supérieurs / École Pratique des Hautes Études / Section des Sciences Religieuses / Sorbonne” et l’adresse biffée “45, rue des Ecoles, Paris 5e / 633 58-41” puis une autre adresse rajoutée “19 rue de l’Odéon / 75006 Paris 6” avec la mention
manuscrite “personnelle”. J’ai transcrit le texte en omettant de signaler les interventions de routine de l’auteur (lettres et accents rajoutés, italiques indiquées par des mots soulignés etc...). La lettre est signée de la main de Henry Corbin. Sur la demande expresse de Stella Corbin, le paragraphe allant de «Mon impression» jusqu’à «Troie…» ne figurait pas dans la traduction anglaise de David LeRoy Miller (seule version autorisée jusqu’à aujourd’hui) parue comme préface à la seconde édition anglaise de The New Polytheism. Rebirth of the Gods and Goddesses. Prefatory Letter by Henry Corbin, appendix by James Hillman, Dallas 1981, p. 1-6. Survivances du polythéisme (article cité plus haut) donne de plus amples informations sur le contexte et sur l’argument de la lettre, ainsi que sur les rencontres d’Eranos qui réunirent Miller et Corbin.
S.T.
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Transcription
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Cher Collègue et Ami,
En rentrant de Téhéran, il y a quelque deux semaines, j’ai eu le grand plaisir de trouver l’exemplaire de votre livre “New Polytheism” avec son amicale dédicace. Non seulement je vous en remercie de tout cœur, mais je puis vous assurer m’être mis aussitôt à le lire, et que ce fut une lecture passionnante et enthousiaste.
Je ne puis pas tout vous dire dans une lettre ; il nous faudra en reparler pendant les loisirs d’Eranos, et cela peut nous conduire loin. Mais je voudrais vous dire dès maintenant combien je suis frappé par la convergence de nos recherches, bien que nous ne nous exprimions pas tout à fait dans le même lexique. Cela justement, parce que nos points de départs furent différents, mais nos points d’arrivée sont singulièrement proches l’un de l’autre.
Mon impression est que vous avez fait le siège de la forteresse monothéisme” et lui avez finalement donné l’assaut. De mon côté j’aurais l’impression d’y avoir pénétré, avec mes ésotéristes gnostiques, à la façon d’un cheval de Troie... [1]
Ce que je veux dire par là, c’est que j’ai été guidé par la façon dont le grand théosophe Ibn ‘Arabî et son École ont médité jusqu’au vertige le tawhîd, l’Attestation de l’Unique. Il y a un tawhîd théologique qui est la profession de foi du monothéisme exotérique : Il n’y a de Dieu que Dieu. Et il y a un tawhîd ontologique ésotérique qui énonce : Il n’y a à Être que Dieu. La catastrophe s’est produite (il y a longtemps) du fait de la confusion entre l’Être (latin esse, arabe wojûd) et l’Étant (latin ens, arabe
mawjûd).
Si en effet Dieu est seul à Être, il ne peut justement pas être lui-même un Étant, un ens, voire un Ens supremum. En confondant l’Être avec Ens supremum, en faisant de l’Esse un Ens supremum, le monothéisme périt dans son triomphe : il refait une idole, simplement au-dessus de celles qu’il dénonçait dans le polythéisme mal compris par lui. Seule une théologie négative (apophatique) peut cerner (de loin) le mystère de l’Être (Esse). Mais le monothéisme officiel n’a jamais beaucoup aimé la théologie négative. En tant que l’Être fait-être chaque Étant, il est au-delà de tout Étant et il est impossible d’exprimer //
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ce mystère de l’Être faisant-être chaque Étant, c’est-à-dire ce mystère de l’Un qui fait être chaque Étant en faisant de lui un Étant. Son unité (unitude) est 1X1X1X1X1, etc. tandis que l’unité multiple des Étants est représentée par 1+1+1+1 etc. Confondre l’Être avec l’Étant, c’est la catastrophe métaphysique. C’est la “mort de l’Être” par confusion de l’unité de l’Être (Esse) avec une pseudo-unité de l’Étant (ens), lequel est essentiellement multiple.
Or, c’est précisément la confusion qu’a commise le monothéisme, où la confusion se présente comme confusion entre la θεότης (Divinité) et les θεοί. Une θεότης unique ne se confond pas avec un θεός unique, pas plus que l’Être unique ne se confond avec un Étant unique. Il ne peut y avoir qu’une θεότης de même que l’Être (Esse)[2] est unique ; sinon nous ne pourrions pas même parler des Dieux au pluriel. Le prédicat devance le
sujet, c’est pourquoi l’Être est antérieur à l’Étant, la θεότης est antérieure au θεός et aux θεοί. Un θεός unique comme Ens supremum sera toujours en retard sur la divinité qu’on lui attribue.
En confondant la θεότης unique avec un θεός unique, excluant tous les autres θεοί, l’Être unique avec Étant unique, la théologie monothéiste a précisément préparé, comme votre livre le montre très bien, “la mort de Dieu”, de même que la confusion entre l’Être et l’Étant entraîne la “mort de l’Être”, ne laissant place qu’à un Étant totalitaire.
En revanche, l’unité de la θεότης entraîne, conditionne et garantit la pluralité des θεοί, de même que l’unité de l’Être entraîne et conditionne la pluralité des Étants. Le Non Deus nisi Deus devient Non Deus nisi Dii (L’expression Ilâh al-Âliha “Dieu des Dieux” est fréquente chez Sohravardî). C’est qu’il est essentiel à la θεότης (deitas abscondita) de se révéler et se manifester par la pluralité de ses théophanies, en formes théophaniques illimitées. Le théomonisme porte en lui-même la renaissance des Dieux comme théophanies de la θεότης, et cette renaissance conditionne celle des individualités religieuses, dont chacune peut dire et ne peut dire d’autre que Talem eum vidi qualem capere potui. Telle est la formule gnostique par excellence. Vous le dites : “Dieu est mort d’une longue maladie qui est le monothéisme”. Mais le Dieu des gnostiques ne peut jamais mourir, car il est lui-même la renaissance des Dieux et des Déesses.
C’est pourquoi, cher Ami, mon lexique diffère un peu du vôtre. La théogonie et la théologie de nos maîtres grecs ont été dégradées en frivolités par l’art profane (v.g. les peintures de la Renaissance). Mais comme ma recherche a procédé de Sohrawardî l’Iranien et d’Ibn al-ʿArabī l’Andalou, je parle toujours de la multitude des théophanies et des formes théophaniques. La θεότης unique aspire à se réveler et ne peut se révé //
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ler que dans ses théophanies multiples. Chacune est autonome, différente de l’autre, tout près d’être une hypostase, mais en même temps il y a toute la θεότης dans chaque forme théophanique.
Aussi, plutôt que de polythéisme, j’ai souvent parlé de kathénothéisme mystique. Le κατθ’ ἔνα) m’apparaît comme la catégorie essentielle pour le pluralisme des formes théophaniques. Mais celles-ci sont au niveau des Dii-Angeli de Proclus, et je crois que mon kathénotéisme théophanique s’allie à votre “polythéisme”, en ce sens qu’il est comme une monadologie nous libérant du bloc monothéiste totalitaire et des sécularisations de celui-ci.
Je crois que notre guide par excellence sur cette voie reste le grand Proclus, si longtemps méconnu. Il y a chez lui l’hénade des hénades ; et les hénades monadisant les monades sont au niveau de la cosmogonie des Noms divins chez Ibn ‘Arabî. Fonction théophanique et cosmogonique des douze grands Dieux chez Proclus, des douze Imâms dans le néoplatonisme Shî’ite, des dix Sephitoth dans la Kabbale, c’est l’Unique qui atteste lui-même la multiplicité des Uniques ( cf. les Dieux hypercosmiques, les Dieux intracosmiques, les Dii-Angeli chez Proclus). Mais cela, seuls le savent[3] et l’ont su, les seuls ésotéristes des Religions du Livre.
Israël ne pouvait être que le serviteur de “son” Dieu, et ne pouvait que proclamer l’unité de “son Dieu” (théophaniquement la sixième des Sephiroth, selon les kabbalistes). Chacun de nous, aussi, doit reconnaître “son Dieu”, celui pour lequel il répond. Je crois que sur la voie qu’ouvrent nos recherches, l’angélologie (celle d’un Proclus, celle de la kabbale) renaîtra par nécessité avec une force grandissante. L’Ange est la Face que prend pour nous notre Dieu, et chacun de nous ne trouve son Dieu que lorsqu’il a reconnu cette Face. Le service que nous pouvons rendre à d’autres est de les aider à rencontrer cette Face, dont ils pourront dire : Talem eum vidi qualem capere potui...
Je suis inquiet des proportions que prend cette lettre, mon cher Ami. Mais je crois qu’il était utile et nécessaire que je vous récapitule ma manière de voir et que je vous explique pourquoi je l’éprouve en convergence avec la vôtre. Je crois que nous sommes vraiment des partenaires d’une même recherche, mais disons-nous bien que, pour longtemps encore nous serons peu nombreux, et nous devrons nous abriter sous le voile d’un certain “ésotérisme”.
Vous dites fort bien (p. 71) qu’il ne s’agit de faire ni de l’allégorie ni de l’historicisme. Tout à fait d’accord. C’est pourquoi depuis des années, guidé par mes philosophes iraniens, je me suis efforcé de restaurer ontologiquement et gnoséologiquement ce monde médiateur et intermédiaire que je désigne comme mundus imaginalis (en arabe ‘alam //
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al-mithâl), monde imaginal que l’on ne doit pas confondre avec l’imaginaire. Ce fut mon grand point de rencontre avec notre cher James Hillman, et je vous félicite d’avoir si bien montré dans votre livre l’originalité et le courage de sa position. Si le mundus imaginalis a été jugé indispensable par nos philosophes iraniens pour situer les visions des prophètes et des mystiques, parce que c’est là qu’elles “ont lieu” et que
privées de ce monde “imaginal” elles “n’ont plus lieu”, je crois que ce monde imaginal est le lieu de la “renaissance des Dieux”, aussi bien ceux de la théologie grecque que de la théologie celtique, qui avec celle des Grecs et des Iraniens, est la plus proche de notre conscience.
C’est pourquoi j’ai lu et relu attentivement l’énoncé de vos thèses (pp. 72-76). Surtout ces deux-ci : une théologie polythéiste sera gnostique, mais à la manière de la connaissance secrète d’Hermès. Elle sera une théologie de l’Esprit (avec référence à Berdiaev), mais à la manière du papillon aux multiples couleurs dégagé du cocon qui est l’habitacle de la chenille. D’accord, d’accord. Nous reparlerons de tout cela à Eranos.
Ce sont surtout mes derniers travaux qui recroisent votre recherche : 1) Le paradoxe du monothéisme (Eranos 1976), mais je n’ai même pas encore reçu les épreuves! 2) Nécessité de l’angélologie, qui va paraître très prochainement dans un “Cahier de l’Hermétisme” (environ 70 pages). Je vous l’enverrai aussitôt. 3) De la théologie apophatique comme antidote au nihilisme (longue conférence donnée à Téhéran, à l’occasion d’un colloque en octobre 1977, mais dont les Actes ne sont pas encore parus).
Disposez-vous de quelques-uns de mes livres à l’Université de Syracuse ? Sinon, il faudrait que je vous retrouve quelque exemplaire. Je vous signale mon livre sur Ibn ‘Arabî, traduit en anglais : Creative Imagination in the Sufism of Ibn ‘Arabî (Princeton Univ. Press, Bollingen Series). Il y a plusieurs références au kathénothéisme, mais qui ne figurent pas dans l’index anglais. Dans ce cas, si cela vous intéresse, je puis vous retrouver un exemplaire de la seconde édition française.
Nous avons constitué un petit groupement entre libres universitaires (avec Gilbert Durand, Jean Brun, J. Servier etc.) sous le titre : Université Saint Jean de Jérusalem ; où nous approfondissons ce genre de questions dans les “Religions du Livre”. Chaque année une session, dont nous publions les conférences dans un Cahier. Il faudra y venir. Et si vous pouvez donner une conférence en français, ce serait encore mieux ! Je crois bien vous avoir remis un de nos cahiers (La foi prophétique et le sacré) à Eranos, au mois d’août dernier. Je serais in- //
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finiment heureux d’avoir votre impression.
Ne prenez pas la peine de me répondre en détail à la présente lettre. Simplement, si vous avez un moment de libre, dites-moi si vous avez le sentiment que le contact est pris entre nos théologies. Si vous partagez mon sentiment, je m’en réjouirai. Si quelque chose reste obscur dites le moi aussi.
À bientôt de vos nouvelles (une bonne lettre en anglais!) Je vous souhaite bon travail et bonne santé. En attendant nos retrouvailles à Eranos (mais j’ai dû renoncer cette année encore à y prendre la parole, tant je suis accablé par des livres à terminer), je vous redis, cher Collègue et Ami, mes sentiments de bien sincère amitié
Henry Corbin