Note sur l’ouvrage Religion After Religion – Gershom Scholem, Mircea Eliade and Henry Corbin at Eranos, par Steven M. Wasserstrom. Princeton, Princeton University Press, 1999.
Introduction :
Ce livre contient une analyse polémique sur la pensée de trois grands savants ayant fréquenté les conférences Eranos et ayant exercé une influence réelle sur une nouvelle approche dans l’étude des religions. La thèse centrale en est que Scholem, Eliade et Corbin ont tenté réhabiliter une vision des religions dans un cadre académique, de façon soi-disant phénoménologique, notamment par la réhabilitation du mythe, du symbole, de l’expérience mystique, et que cette attitude dans la recherche a conduit à bien des égards à une perversion de ce que la history of religion doit être. Sous couvert d’érudition, grâce à des apparats critiques imposants (p. 172), ils ont évacué la dimension sociale et psychologique de la religion. Ainsi le chemin a été frayé vers de nouvelles formes d’ésotérisme, vers le New Age etc. Ces savants, qui auraient été autant de « would have been believers » ont ouvert l’accès à une nouvelle forme de religion, rendue plus acceptable car légitimée philosophiquement et scientifiquement en quelque sorte ; d’où le titre du livre.
Parmi les trois savants, Scholem est largement épargné ; les critiques viennent égratigner son œuvre d’une façon plutôt marginale. Eliade par contre, et plus encore Corbin sont accablés Un large débat s’est ouvert aux États-Unis autour de cet ouvrage et des thèses qui y sont présentées. Il a concerné l’évaluation de l’œuvre de Scholem et d’Eliade, ainsi que l’impact général du Cercle Eranos ; mais peu de réactions ont été émises concernant Corbin, à ma connaissance, si ce n’est l’important compte rendu du professeur Maria Subtelny, spécialiste de l’Iran à l’Université de Toronto (dans Iranian Studies XXXVI – 1, 2003).
En bref, les griefs émis par SW contre l’œuvre de Corbin sont les suivants :
1. Henry Corbin est accusé de mener une attaque en règle contre l’histoire comme discipline universitaire. La thèse selon laquelle le sujet humain se crée en quelque sorte lui-même par son acte de conscience, par le choix qu’il pose, n’est pas interprétée dans l’ouvrage comme l’affirmation du partage entre une pensée philosophique et une pensée historique, mais bien comme une attaque en règle contre cette dernière (pp.176 et 237 sq). De façon plus précise, en plaçant le symbolisme mystique au centre de tout le domaine religieux, HC aurait voulu tout simplement nier la dimension historique des religions. Il mentionne les théorisations de HC sur la « métahistoire » ou la « hiérohistoire » comme des inspirations issues de l’ésotérisme ou du romantisme allemands.
On connaît certes les préventions de Corbin contre l’historicisme et sociologisme ; c'est à dire contre la prétention de certains historiens ou sociologues d’expliquer l’essence même des attitudes religieuses par des facteurs extrinsèques. On ne peut pas, selon Corbin, comprendre un phénomène religieux par des références à ce qui précisément ne relève pas de l’attitude religieuse. Mais Corbin n’entend nullement ignorer le travail de l’historien ou en nier l’utilité. Lui-même prenait soin de vérifier ses sources avec beaucoup de minutie. Le premier volume de En Islam iranien est l’exemple même d’un ouvrage doté d’une dimension historique, dans le sens où HC expose en détail ses conceptions sur la vision historique.
La vision du monde imaginal semble assez mal comprise par S. Wasserstrom, qui estime apparemment que Corbin l’adopte comme outil d’analyse pour échapper précisément aux exigences de la pensée historique (p.245-6). Ceci dénote une ignorance profonde du concept même d’imaginal, que HC a élaboré à une phase assez tardive de ses investigations, pour rendre compte de certaines notions de philosophie iranienne (v. l’exposé de Christian Jambet à cette même journées d’étude). Et surtout se dessine une confusion qui traverse tout le volume : celle entre histoire des sociétés, et histoire de la philosophie comme démarche individuelle. HC ne s’est pas posé en historien du monde musulman, ni n’a critiqué la raison d’être de ce domaine de recherche. Sa démarche vise à mettre en lumière la cohérence des approches philosophiques – nécessairement individuelles - de plusieurs grands auteurs (Avicenne, Ibn ‘Arabî, Mollâ Sadrâ etc). Ces démarches peuvent inspirer d’autres personnes par leurs dimensions universelles ; elles n’engagent aucunement une analyse de la situation historique. Pour autant, cette dernière n’est pas niée ; elle est simplement laissée à ceux dont l’étude des situations historiques sont précisément la spécialité.
2. Cette attaque contre l’histoire s’élargit selon Wasserstrom à une attaque contre l’enseignement universitaire tel qu’il doit être. Selon lui, Corbin n’était ni historien ni même philosophe. Il le considère au mieux comme un islamologue (« an academic Islamicist », p.153) et d’apparence seulement. Corbin, on le sait, a toujours refusé d’être classé parmi les islamologues, et voyait son travail comme celui d’un philosophe uniquement, travaillant sur des penseurs orientaux. Classé ainsi dans le domaine de la history of religions, qui n’était pas le sien, Corbin est ensuite- et logiquement - identifié à un faux islamologue, puisqu’il ne s’est pas occupé de charia, de droit, de kalâm etc, comme aurait dû le faire un vrai islamologue (pp.153 s). Wasserstrom fait le compte des pages de l’ouvrage Histoire de la philosophie islamique, pour noter la petite part (moins d’un huitième, selon son évaluation) consacrée à la théologie et au droit, au dépend de la mystique, de l’ésotérisme etc (p.174). Il déplore ce qu’il considère comme un escamotage aux graves conséquences, considérant visiblement le droit et le kalâm comme représentant le ‘vrai’ islam, dont Corbin aurait été un ennemi déclaré (p. 173 ; 180). La venue au pouvoir de Khomeyni serait venue démentir la vision intérioriste de Henry Corbin. Nous n’insisterons pas sur la question de savoir qui est en droit de trancher sur ce qu’est le ‘vrai’ islam ou non, cela dépasse le cadre de ce modeste compte rendu. Bornons-nous à rappeler que Corbin était bien sûr au fait de l’importance sociale et dogmatique du fiqh et de la théologie spéculative. Son intérêt ne se portait toutefois pas sur l’évaluation des dimensions collectives de l’Islam, mais dans la mise en lumière de la grande aventure de la quête du sens personnel.
Fondamentalement, Corbin était selon Wasserstrom avant tout un ésotériste, « Eliade and Corbin wereovertly mystifying esoterists » (p.13). Foncièrement, il ne s’intéressait pas à l’Islam en tant que tel (p.174). Les auteurs et thèmes qu’il étudiait étaient pour lui autant de moyens pour restaurer une vision ésotériste du monde.
Ici, l’attitude de Wasserstrom confondant fréquemment la pensée des auteurs musulmans étudiés avec celle de Corbin ne simplifie pas la compréhension de son ouvrage. Cela rend sa démonstration souvent assez scabreuse. Par exemple, l’affirmation qu’au cycle de la prophétie législatrice fait suite celui de l’initiation spirituelle est bien celle du chiisme duodécimain (p.141), non celle de la vision de Corbin lui-même, qui s’est bien gardé d’évoquer à titre personnel ses idées sur les cycles de l’histoire sacrale. On peut noter, à la décharge de SW, que Corbin se laissait porter avec un tel enthousiasme par la pensée des auteurs qu’il étudiait qu’on pouvait supposer qu’il les faisait siennes. On se rend compte toutefois qu’il s’agissait d’un style d’exposition, puisque ce discours plein d’empathie se retrouve dans l’évocation d’œuvres très différentes, musulmanes ou non d’ailleurs.
On sent combien la question de l’enjeu ‘pouvoir par le savoir’ est sous-jacente dans l’ouvrage : « He was not a professor so much as a prophet. Rather, more accurately, he was an amphibian professor, publicly holding a professorship at the Sorbonne while conducting a private war on reason. Corbin was an apostle to the classroom. And indeed, he was a prophet who sought disciples among our students and received plenty of them. His successful appeal was an escape from open rational inquiry in favour of a more exciting, surreptitious quest. We must acknowledge that this appeal is dangerous once we admit, however unappealingly, that the emperor is naked: that the esoteric art of writing is, in plain language, also a form of lying » (p.154). Ces attaques, qui font sourire ceux qui ont effectivement assisté au cours de HC et en connaissent le contenu rigoureux comme la forme toute académique, signalent combien est véhémente la bataille culturelle quant à savoir ce qui peut être enseigné à l’université – ou non. Notons en passant que SW surévalue le prestige de Corbin comme islamologue en le plaçant sur un sommet absolu de célébrité. En fait, HC était délibérément ignoré par les autorités académiques françaises en matière d’islamologie. De façon générale, sa célébrité dans les milieux européens – même dans les milieux intellectuels – reste très relative. Le nombre de ses étudiants a toujours été assez modeste, et encore plus celui de ses prétendus ‘disciples’ – idée qu’il refusait catégoriquement, son attitude philosophique étant que chacun doit accomplir sa propre quête de vérité, et que suivre docilement les pas d’un ‘maître’ est en conséquence une négation même de l’attitude du philosophe.
SW s’efforce en tout cas d’étayer par tous les moyens la thèse d’un Corbin ésotériste. Toutes les armes sont bonnes, y compris les plus inattendues. Passons rapidement sur des allusions improbables sur l’influence du martinésisme et du martinisme (chap. 2). Le rôle de la kabbale chrétienne est lui aussi gonflé de façon surprenante. Le rapport à René Guénon est fort exagéré également. Corbin se sentait totalement étranger à l’œuvre de Guénon, et ne la citait jamais ; la réciproque était d’ailleurs vraie. La fort pacifique Université Saint-Jean de Jérusalem, que plusieurs d’entre nous ici présents ont connu de fort près, est soupçonnée d’avoir voulu vouloir organiser un mouvement de pensée ésotériste, imprégné d’idées templières, illuministes, et fondée sur une société secrète (pp.8, 42).
Selon Wasserstrom, HC se posait en ‘prophète’ (p. 154). Cette affirmation, si bizarre pour ceux qui ont connu le savant si simple et modeste que fut Corbin et ont suivi ses cours en tant qu’étudiant, vient-elle de ce qu’il parlait de « philosophie prophétique » (p.163) ? Sa position eschatologique est foncièrement mal comprise par SW, car l’horizon historique, pour les auteurs étudiés par HC et dont il rendait compte, est certes toujours bordé par un présent d’éternité, mais il n’y a là aucune prise de position concernant la présente situation de notre monde (p.ex. l’anecdote où Suzuki saisit une cuillère en déclarant « Cette cuillère est maintenant en Paradis… », p.167) ; cf p.172 sq. De façon plus précise, ignorant la position religieuse personnelle de Corbin (pp.65, 153) – qui s’est toujours présenté comme chrétien protestant – SW ne voit dans ses positions qu’un syncrétisme ésotérique. Il est vrai que l’étude approfondie de la christologie de HC, qui pourrait donner la clé de ses propres prises de positions personnelles par rapport aux l’imamologies chiites ou à l’hagiologie sunnite (chez Ibn ‘Arabî notamment) n’a pas encore été réalisée.
3. Enfin, l’œuvre de Corbin constitue en dernière analyse une attaque contre la modernité. « And since, on the basis of this occultist syncretism, he declared war on us, and since his war on us more than circumstantially resembles related wars on modernity, we would in fact be obtuse not to register the worldly thrust of this otherworldly bellicosity” (p.156). Cette conclusion est produite à partir d’interprétations biaisées de citations de Corbin, pp.147-148. Celui-ci s’en prend en effet aux prétentions de la sociologie, de l’historicisme, de la psychanalyse entendus comme des normes de ce monde, prétendant rendre compte de toutes les manifestations de l’esprit ; et en ce sens il regrette l’emprise de la laïcisation de certains esprits en charge d’expliquer le phénomène religieux. Mais nulle part, à ma connaissance, il n’attaque la modernité ou pire encore la laïcité comme phénomènes politiques et sociaux globaux. L’affirmation d’une position hostile à la laïcisation (« secularization », p.61) porte en ce sens à faux.
Mais l’accusation va plus loin pour entrer dans des zones plus troubles encore. Henry Corbin est accusé d’entretenir de l’hostilité envers la démocratie (p. 155). SW ne va pas jusqu’à affirmer que Corbin était lui-même fasciste, mais bien qu’il participait d’une attitude générale qui avait rendu possible de tels mouvements : « Myconcern, to speak plainly, is that such hidden authority demanded by Corbin was in fact but another spiritualizedversion of an all too familiar assault on democracy and science. Corbin’s program, that is, fits with his cohort of European religious intellectuals in the Generation of 1914 : a radical traditionalism, a revolutionary conservatism, a reactionary aggression that was profoundly, instructively, equivocal about – when it was not identical with – fascism” (p.155). La vision du Surhomme est l’objet de sous-entendus (p. 214 ; le propos vise la walâya chiite, sans doute). Également lourds de sous-entendus insidieux est l’insistance sur la germanophilie supposée de Corbin – comme celle de M.Eliade et de C.J. Jung d’ailleurs. Wasserstrom va plus loin, jusqu’à parler d’ « antisémitisme métaphysique », autour de la question du légalisme (p.179). Il se refuse certes à accuser Corbin lui-même d’antisémitisme – ce que démentirait de toute façon l’attitude de HC envers ses collègues centreuropéens d’origine juive dans les années 30, et plusieurs textes importants. Les critiques énoncées par Corbin contre le légalisme – et qui visent, selon les textes, l’attitude des docteurs de la Loi musulmans ou ceux de l’Église catholique – sont supposées pouvoir s’adresser au judaïsme rabbinique, ce qu’aucun texte ne peut venir confirmer. Dans la même veine des sous-entendus bizarres, le prétendu « Iranian romantic nationalism » de Corbin est dévié vers l’aryanisme du régime des Pahlavi (p.133-135). Wasserstrom se fonde pour ce faire sur un article de Hamid Algar sans en vérifier la solidité. L’escalade vers le roman de politique-fiction atteint son sommet avec l’évocation de du magnat du pétrole et mécène de la Bollingen Foundation Paul Mellon, ami de Jung, et celle de ses liens avec les services de renseignement américains (pp.150-153). Nous assistons à une dérive romanesque, mais au fond nécessaire à la thèse de l’auteur : si chaque penseur est conditionné par ses circonstances historiques, Corbin a dû nécessairement vivre un choix politique déterminant quelconque. SW signale de ce fait, sans s’arrêter, le « paradoxe » entre une « allégeance » au régime du Shah, pourtant totalement séculier, et sa passion pour l’Islam chiite qui a fini par le renverser (p.65).
Dans la même veine est supposée la tendance vers ou l’appartenance de Corbin à une société secrète, impliquant des dérives d’extrême droite. L’affirmation est – et pour cause – indémontrable, ce qui n’empêche pas Wasserstrom d’affirmer que Corbin entendait créer groupe politiquement actif (« obviously presuming politicalaction, though of an entirely cryptic kind », p.150). Il était un combattant de cette cause, comme en témoigne son langage « agressif », lequel est illustré par des citations telles l’adresse à Eliade : « Nous nous sommes retrouvés frères d’armes (…) Et nous avons toujours milité ensemble en philosophie du même côté d’un front invisible », ou encore le titre proposé pour la session 1979 de l’Université Saint Jean de Jérusalem « Le combat pour l’Âme du monde » (p.16-19).
Il n’y aurait pas lieu de s’arrêter sur ce pamphlet étonnant et fragile, s’il n’émanait pas d’un spécialiste reconnu et tout à fait respectable par ailleurs de la science des religions. L’enjeu de pouvoir culturel apparaît ici comme considérable. Wasserstrom se bat pour l’ ‘Histoire’, ce qui est son droit le plus strict, mais sa lecture de Corbin est superficielle, pleine de jugements a priori et surtout mal documentée - ce qui est paradoxal de la part d’un universitaire prêchant précisément pour la méthode historique. Connaissant peu les penseurs musulmans étudiés, se fondant essentiellement sur les textes corbiniens traduits en anglais, il aboutit à une dénonciation inadéquate de la philosophie qu’il aborde.
La déception est réelle, car après tout le débat méritait effectivement d’être à propos de l’œuvre corbinienne. La question se pose en effet : peut-on aborder les religions en tant que telles, comme signifiantes par elles-mêmes ? La phénoménologie est-elle une démarche convaincante en matière d’étude des religions ? La démarche religieuse peut-elle produire elle-même son propre sens, n’a-t-elle aucun compte à rendre aux autres disciplines des sciences humaines (cf pp.56-57 ; 99 ; 160) ? La psychologie, la psychanalyse n’auraient-elles rien à ajouter à la compréhension de l’expérience mystique ? Plus généralement : qu’entend-on par « les religions » ? Désigne-t-on leur dimension sociale, morale – ou l’aventure spirituelle individuelle qu’elles impliquent ? La question de l’expérience mystique est soulevée (p.239-241), à propos d’Ibn ‘Arabî, dans une Conclusion générale où le ton se fait enfin plus apaisé. Malheureusement, la démonstration de SW reste circulaire : Lorsqu’il affirme : « The history of religion, I conclude, must end up being a historical study or it may be no study at all », il semble récuser par définition une approche non historique de la religion. La démarche de Corbin – celle d’une philosophie de la religion, n’a donc rien à dire de sérieux sur les religions. Par conséquent, les dimensions du débat qui auraient pu devenir fécondes restent prisonnières de leurs propres prémisses.
Pierre Lory
Ecole Pratique des Hautes Etudes
(Sorbonne, Paris)